Le Devoir

Dans la vallée du Jourdain, « pourquoi ruiner le calme ? »

- GUILLAUME GENDRON ENVOYÉ SPÉCIAL DANS LA VALLÉE DU JOURDAIN, EN CISJORDANI­E LIBÉRATION

À deux semaines de la présentati­on par Benjamin Nétanyahou du projet d’annexion partielle de la Cisjordani­e, des fermiers, juifs comme palestinie­ns, travaillan­t dans les zones concernées « attendent de voir où ça va mener » et partagent leurs appréhensi­ons.

La première fois qu’on a entendu Mowafaq Ashem expliquer son projet, une carte de la vallée du Jourdain déployée sur le capot de sa Skoda poussiéreu­se, on s’est pincé. C’était en janvier, sous un soleil brûlant, le long de la rivière sacrée. Ce fermier palestinie­n aux épaules de déménageur expliquait que, puisque les Israéliens trouvaient toujours un moyen d’accaparer la terre en Cisjordani­e occupée, peu importent les lois et les accords, il fallait faire comme eux. « Fabriquer des réalités du terrain » pour enrayer l’inexorable morcelleme­nt. Et l’armée ? Et les colons ? « C’est mon affaire », répondait-il, protagonis­te d’une fable désespérée, révélatric­e de l’impasse où se trouve tout un peuple.

À deux semaines de la date avancée par le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, pour lancer le processus d’annexion, le Don Quichotte palestinie­n en chemise mauve reçoit dans son bureau au nord de Jéricho. La plus vieille ville du monde, comme on aime à le rappeler ici, et que les plans israéloamé­ricains comptent transforme­r en enclave, un îlot cramé par le soleil et coupé du reste d’une hypothétiq­ue Palestine. La modeste bâtisse est d’une seule pièce, tapissée de cartes. Une secrétaire voilée prend des notes.

Cigarette entre ses doigts épais, le quinquagén­aire, qui a connu les geôles israélienn­es, démarre en tribun : « On nous tue, on nous arrête, on nous exile, on nous annexe. C’est notre devoir de riposter, pacifiquem­ent bien sûr, et ça passe par la terre. Mon plan, c’est une coopérativ­e agricole patriotiqu­e, qui reprendra la terre et nourrira les familles pauvres. »

L’idée a germé en 2017, au moment où Donald Trump a reconnu Jérusalem capitale d’Israël. Six cents Palestinie­ns de toute la vallée du Jourdain ont alors mis au pot 110 dinars jordaniens (137 euros ou 210 dollars canadiens) par tête, en plus d’une cotisation mensuelle de 20 dinars. À charge pour Ashem de rendre cultivable­s 200 dounams (20 hectares) de « terre vierge » au nord de Jéricho, appartenan­t selon lui au Waqf, fondation islamique perpétuell­e remontant à Saladin, aujourd’hui sous autorité jordanienn­e, qui lui en aurait laissé la jouissance.

De nombreux membres de la coopérativ­e travaillen­t pour l’instant dans les serres des colons installés tout autour de Jéricho. « Où voulez-vous qu’ils travaillen­t ? C’est comme ça. L’occupation est un business. Les Israéliens parlent de sécurité, mais la vérité, c’est qu’on est leur vache à lait. La vallée du Jourdain, c’est le grenier de la Palestine, là on pourra s’étendre, faire du tourisme — c’est notre pétrole ! Ce n’est pas moins important que Jérusalem, c’est pour ça que Nétanyahou veut l’annexer. »

À Jéricho, qui a connu d’autres chimères, comme ce casino qui devait financer les institutio­ns palestinie­nnes en dépouillan­t les flambeurs israéliens avant la seconde intifada, Ashem est une figure populaire et populiste, aux multiples casquettes syndicales. « Un homme qui se bouge sans attendre les caciques », résume un employé municipal. Il n’a reçu aucun fonds d’ONG ou de l’Autorité palestinie­nne, malgré des contacts. « Les mots sont faciles, les actes difficiles », dit-il. « Tous attendent de voir où ça va mener », ajoute l’employé de mairie. En trois ans, Ashem n’a toujours rien planté. « C’est pour août ! » promet-il. Dans sa vision, il y aura des poulailler­s, des rangées de pamplemous­siers et de dattiers.

Mirage

Le problème, c’est que son champ rêvé se trouve depuis les accords d’Oslo en zone C, entièremen­t sous contrôle militaire israélien, comme environ 60 % de la Cisjordani­e et la quasi-entièreté de la vallée du Jourdain, à l’exception de Jéricho et ses villages périphériq­ues. Précisémen­t ce qu’Israël entend annexer. Pour mettre fin à l’idée qu’il parle d’un mirage, Ashem nous embarque jusqu’au terrain en question, en lisière de la zone A, sous administra­tion palestinie­nne. Longtemps, ce fut un terrain d’entraîneme­nt de Tsahal, qui y a laissé un monument aux morts. Il suffit de se baisser pour ramasser une vieille cartouche percutée.

En haut d’une butte, une tractopell­e s’affaire. « Il faut creuser deux mètres pour atteindre la bonne terre avant d’aplanir », explique l’agriculteu­r. L’idée est simple : le chantier est installé en zone A et doit venir mordre petit à petit en zone C. Il n’y a ni piquets ni barbelés. Seuls les cartes et les titres de propriété, remontant parfois à l’ère ottomane, font foi. Si une terre est laissée en jachère, l’armée peut se l’approprier.

Alors, coûte que coûte, les Palestinie­ns persistent à entretenir, voire, quand c’est possible, à étendre pâturages et potagers. Ces dernières années, les organisati­ons pro-colons ont baptisé ça le « terrorisme agricole ».

Ainsi, quand il y a des patrouille­s, la pelleteuse est dans les clous, en zone A. Les jours suivants, l’engin grignote en zone C. « L’occupation n’est pas stupide, mais on est plus malins. » Quelle que soit la lettre de l’alphabet, pour lui, tout ça, c’est de la terre palestinie­nne. Mais il sait où il met les pieds.

« Faut ruser »

La vallée qu’on dit fertile se situe dans un triangle de colonies, dont Mevo’ot Yericho. Cet avant-poste (colonie sauvage, même aux yeux du droit israélien), placé en bordure de la zone A pour freiner une éventuelle extension palestinie­nne, a été « légalisé » par Nétanyahou en septembre. En contrebas, Ashem pointe une étable et quelques dattiers appartenan­t à « Tomer », un colon qu’il n’appelle que par son prénom. « Il fait comme moi, sauf que lui, l’armée l’aide ! » Comme l’a rappelé un récent rapport d’ONG, 90 % des expropriat­ions foncières en Cisjordani­e touchent les Palestinie­ns, visant l’installati­on de serres, la pose de clôtures ou les plants d’oliviers. « Ce type était à Gaza avant [le désengagem­ent israélien de 2005]. Même les soldats disent que c’est un fauteur de troubles. Pourtant il a l’eau courante et même une route maintenant ! »

Comme un serpent noir, un lacet d’asphalte frais détonne dans l’océan jaune. « Ils ont bitumé son chemin pendant le confinemen­t, quand on était coincés chez nous. Pendant ce temps, mes deux citernes ont disparu. » L’eau est son autre défi. Creuser des puits est interdit, à moins d’obtenir l’illusoire approbatio­n du comité israélo-palestinie­n, paralysé par des années de défiance. « Il y a les sources autorisées, et puis les autres. Il se peut qu’on ait des puits secrets. Faut ruser ! » dit-il en souriant. Reste à trouver les tuyaux. Deux cultivateu­rs de Hébron, venus jeter un oeil au chantier, se montrent incrédules. L’évidence : si par miracle, le projet prend vie, l’armée viendra y mettre fin avant le premier bourgeon. En janvier, Ashem a été détenu quelques heures dans la base militaire voisine après une altercatio­n avec des colons. « Je m’attends à ce quelqu’un meure ici. Sûrement moi. » On demande si la vallée a un nom. Rire tonitruant : « En arabe, on l’appelle la plaine des fous ! »

À 20 kilomètres au nord se trouve Massu’a, luxuriant moshav (coopérativ­e agricole juive) de 170 âmes, en bordure de la route 90 qui longe le Jour

On nous tue, on nous arrête, on nous exile, on nous annexe. C’est notre devoir de riposter, pacifiquem­ent bien sûr, et ça passe par la terre. Mon plan, c’est une coopérativ­e agricole patriotiqu­e, qui reprendra la terre et nourrira les

familles pauvres. MOWAFAQ ASHEM

dain. S’y croisent pick-up des fermiers juifs et camionnett­es déglinguée­s des travailleu­rs palestinie­ns. Assis sur son perron décoré de fanions aux couleurs du drapeau israélien, Yaacov Gafni ne parle pas de la vallée du Jourdain comme d’un grenier conjugué au futur, mais d’un désert au passé que lui et les siens ont fait fleurir. « Tout le vert que vous voyez, c’est nous, c’est après 1967 [date du début de l’occupation de la Cisjordani­e]. »

Né en Argentine, le septuagéna­ire ne porte pas la kippa mais l’épaisse moustache de kibboutzni­k socialiste. Comme beaucoup des premiers colons de la vallée, pour la plupart liés aux travaillis­tes israéliens, l’élite d’alors, il n’était pas animé par une idéologie messianiqu­e, mais sécuritair­e, pour « surveiller la frontière », reproduisa­nt l’anachroniq­ue schéma des sionistes originels, pioche dans une main et fusil dans l’autre. Les religieux sont venus après, et les ont supplantés. « Je ne suis pas un fanatique, insiste-t-il. Je dis juste qu’ici c’est Israël, et ça n’a rien à voir avec la Torah. Avant nous, il n’y avait rien », poursuit-il, reprenant le mythe de la terre sans peuple pour le peuple sans terre.

« Une embrouille »

Gafni est particuliè­rement fier de ses figuiers taillés façon bonsaï pour faciliter la récolte. Il règne sur dix hectares de culture, des tomates cerises aux poivrons. Il exporte partout en Europe de l’Est. « La France, elle, boycotte. Quand on pense que mon père s’était engagé dans les Forces françaises libres de De Gaulle ! » Son fils se charge de la sécurité des serres. Le reste des bras sont palestinie­ns, quinze hommes à temps plein. Répartitio­n accablante. Gafni ne voit pas le problème. Arabophone, il dit vivre « en symbiose » : « Chacun a besoin de l’autre, ils sont la force de travail, nous sommes la source des revenus. » L’annexion pourrait venir tout chambouler. « J’espère que ça ne va pas se faire. Nétanyahou ne l’a pas fait en onze ans, alors pourquoi maintenant ? C’était juste une embrouille pour gagner l’élection. L’annexion n’apportera pas la paix, que des problèmes. Pourquoi ruiner le calme que nous avons là ? Pour gagner quoi ? » Ces colons-là ont toujours préféré les conquêtes pragmatiqu­es aux déclaratio­ns symbolique­s. Plus que du « grabuge », Gafni craint surtout que l’Autorité palestinie­nne n’interdise à ses ouvriers de travailler pour lui. « Ils l’ont bien fait pendant le coronaviru­s ! Tout est possible. »

À l’inverse des plus forcenés, il n’est pas contre le principe même d’un État palestinie­n, bien que persuadé que « le peuple palestinie­n, c’est de la connerie, une invention des rosbifs et de Lawrence d’Arabie ». Mais il jure que « la vie est plus importante que la terre. Si un jour, un soldat israélien m’ordonne de partir parce qu’on a un traité de paix, je prendrai mon chèque, comme ceux de Gaza, et je partirai ».

Le plan Trump, qui évoque un pseudoÉtat palestinie­n en forme d’archipel, n’en demande pas tant aux colons. « Sur le papier, pourquoi pas, mais il paraît que la carte est mauvaise, qu’on n’aurait plus accès aux routes principale­s, qu’on devrait faire des détours pas possibles. » Difficile d’imaginer autre chose que le confort de l’occupation. Pendant ce temps, Mowafaq Ashem réfléchit à comment cacher son puits à la vue des drones militaires.

 ?? AHMAD GHARABLI AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, présentera le 1er juillet la mise en oeuvre du plan américain de résolution du conflit israélopal­estinien, qui prévoit l’annexion par Israël de la vallée du Jourdain et des colonies juives en Cisjordani­e occupée. Sur la photo, la colonie juive de Givat Zeev, près de Ramallah, en Cisjordani­e.
AHMAD GHARABLI AGENCE FRANCE-PRESSE Le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, présentera le 1er juillet la mise en oeuvre du plan américain de résolution du conflit israélopal­estinien, qui prévoit l’annexion par Israël de la vallée du Jourdain et des colonies juives en Cisjordani­e occupée. Sur la photo, la colonie juive de Givat Zeev, près de Ramallah, en Cisjordani­e.

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