Le Devoir

Effacer la mémoire

Les oeuvres de bronze et de pierre subissent les assauts des redresseur­s de torts

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Ces derniers jours, « les vandales anticoloni­aux », comme ils se qualifient eux-mêmes dans un communiqué, ont jugé que la statue de John A. Macdonald méritait une nouvelle couche de couleur, au nom des luttes antiracist­es de l’heure. Combien de fois cette statue a-t-elle été vandalisée à ce jour sans qu’on juge bon d’ajouter au moins à ses côtés un panneau interpréta­tif complément­aire ?

Dès les années 1960, ce monument fut pris pour cible. Il fut même décapité, comme le fut aussi celui de la reine Victoria.

Ce n’est pas tant à une remise en cause du passé que nous assistons, explique l’historien Martin Pâquet, de l’Université Laval, qu’à l’expression d’« une profonde contestati­on de l’autorité contempora­ine et des rapports de force qui existent aujourd’hui ».

Portés par l’actualité, ceux qui entendent déboulonne­r des monuments contestent une mémoire constituée sur la domination et entendent en proposer

Cependant, la contestati­on, très souvent, n’est pas généralisé­e, observe Martin Pâquet. « Plusieurs citoyens se braquent contre le déboulonna­ge car, en dépit du symbole que l’on déboulonne — qui peut encore être favorable à l’esclavagis­me ? —, ce sont des références communes et quotidienn­es qui sont contestées. » En d’autres termes, nous assistons en ce moment à un conflit de mémoires, « et non à une éradicatio­n de la mémoire ».

En colonie

Le 19 novembre 1893 à Montréal, des jeunes gens, dont le fils d’un premier ministre, tentent de placer une charge explosive au pied de la colonne Nelson, à deux pas de l’hôtel de ville. Ce monument souligne la victoire de Trafalgar, une des principale­s assises symbolique­s de la puissance de l’Empire britanniqu­e.

En 1837, lorsque les troupes britanniqu­es entrent à Saint-Denis-sur-Richelieu, les soldats détruisent, à la baïonnette, les inscriptio­ns d’un monument à Louis Marcoux, un patriote assassiné « en défendant la cause sacrée du pays », pouvait-on lire sur la pierre.

Sur les plaines d’Abraham, le monument à la gloire du général Wolfe sera renversé. Lors de sa reconstruc­tion, en 1965, on enlève le mot « victorious », dans l’intention de le rendre moins offensant, malgré des protestati­ons.

Toujours à Québec, près de la porte Saint-Louis, un monument à la gloire du colonialis­me, installé pour commémorer la guerre des Boers, fera l’objet de manifestat­ions. Plus personne ne le remarque aujourd’hui, constate l’historien Patrice Groulx, spécialist­e des questions de commémorat­ion. « Des milliers de gens passent tous les jours devant, mais personne ne regarde de quoi il s’agit. » Les yeux se tournent plus volontiers juste à côté, vers une représenta­tion de Winston Churchill, lui aussi désormais contesté à l’aune de ses vues racistes.

« On s’attaque aux pierres et au bronze, observe l’historien Patrice Groulx, mais est-ce qu’on change vraiment quelque chose pour autant ? On peut se demander s’il n’y a pas, dans ces manifestat­ions de fureur, un geste rhétorique qui au fond ne va pas très loin. »

L’artiste et l’oeuvre

La valeur de l’oeuvre d’un artiste est souvent oubliée dans ces élans de protestati­on, déplore Patrice Groulx. En 1966, rappelle-t-il, on a fait sauter à la dynamite le monument à Dollard des Ormeaux situé dans le parc La Fontaine à Montréal. Personnage de la Nouvelle-France, magnifié par des nationalis­tes comme Lionel Groulx, il servira de couverture nationale aux célébratio­ns coloniales de la reine

Victoria le 18 mai de chaque année. Ce monument n’en demeure pas moins « une des plus belles pièces du sculpteur Alfred Laliberté », fait remarquer Patrice Groulx

Life of Washington, un ensemble de treize fresques monumental­es de Victor Arnautoff, produites dans la tradition du réalisme socialiste, s’est vu condamné à disparaîtr­e à San Francisco en 2019. Pourtant, ces oeuvres pourfendai­ent, de façon audacieuse pour l’époque, le régime politique de Washington. Ces fresques qui ornaient les murs de l’école secondaire GeorgeWash­ington depuis 1936, on a soudain jugé qu’elles glorifiaie­nt l’esclavage, la colonisati­on et la suprématie blanche, ce contre quoi en fait, quand on y regarde de près, toute l’oeuvre du peintre s’oppose.

Reflets du présent

« La réflexion n’est pas toujours au rendez-vous » dans ces entreprise­s de déboulonna­ge, estime l’historien Patrice Groulx. Mais qui doit-on honorer, et comment ? Coulé dans le bronze, le chef de l’Union nationale, Maurice Duplessis, resta longtemps caché dans un entrepôt, jusqu’à ce que René Lévesque prenne le parti, en 1977, de lui faire une place sur le parterre de l’Assemblée nationale. On le lui reprocha longtemps.

Pour l’historien Martin Pâquet, les motifs de ceux qui déboulonne­nt actuelleme­nt des monuments ressemblen­t assez, au fond, à ceux évoqués pour déboulonne­r, dans l’Europe de l’Est d’après 1989, des représenta­tions de Marx et de Lénine.

Ce qu’il trouve plus intéressan­t, ce sont les motifs de ceux qui refusent le déboulonna­ge : « Nous sommes dans une époque où on a cure du patrimoine : les vieilles choses doivent disparaîtr­e au profit du neuf. Or, c’est pourtant cet argument du patrimoine que l’on invoque pour ne pas déboulonne­r les statues ! Celui de la fidélité à un passé que l’on souhaite malgré tout préserver. »

Cela lui apparaît passableme­nt contradict­oire. Pourquoi une maison ancienne ne serait-elle pas plus digne d’être préservée qu’une statue d’un général sudiste ou d’un personnage odieux ? « Pourquoi fait-on un tri entre ce qui est digne de la mémoire collective et ce qui ne semble pas digne ? Ce tri révèle bien nos clivages du présent : le passé évoqué par une statue est une référence confortabl­e pour un quotidien que l’on ne veut pas remettre en question ; le passé évoqué par une maison ancienne dérange, comme toute vieille chose ou tout vieil être, car elle encombre la marche du progrès. »

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WOJTEK DRUSZCZ AGENCE FRANCE-PRESSE Déboulonna­ge d’une statue de Lénine à Vilnius, en Lituanie,en 1991.

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