Le Devoir

Le mauvais remède

- MANON CORNELLIER

Rle fardeau fiscal et viser l’équilibre budgétaire sont les éternels piliers du discours financier conservate­ur et les deux meneurs actuels de la course à la direction du Parti conservate­ur du Canada, Peter MacKay et Erin O’Toole, ne s’en écartent pas, pandémie ou pas.

Peter MacKay, qui n’a publié que de grands énoncés, mais encore aucune plate-forme digne de ce nom, propose d’éliminer la taxe sur le carbone (ce qui veut dire la fin du crédit avantageux versé aux ménages, mais il ne le dit pas). Il veut freiner la croissance de la bureaucrat­ie et « ramener le Canada sur la voie des budgets équilibrés ». Il ne dit ni comment ni quand.

Erin O’Toole, qui a détaillé ses propositio­ns, propose lui aussi de faire disparaîtr­e la taxe sur le carbone. Il veut réduire et simplifier les impôts, diminuer ceux des PME et rétablir l’équilibre budgétaire. Il avoue toutefois que cela ne sera ni rapide ni facile, et que les « dépenses temporaire­s » actuelles seront graduellem­ent éliminées. En entrevue à La Presse, il a récemment précisé qu’il pensait qu’il faudrait 10 ans pour éliminer le déficit.

Mais ces remèdes sont-ils les plus judicieux dans le contexte actuel ? Il est important de se poser la question, car les conservate­urs ont beau être dans l’opposition (le successeur d’Andrew Scheer sera choisi fin août), les libéraux, eux, sont minoritair­es et peuvent être défaits à tout moment, y compris cet après-midi, si la demande de crédits supplément­aires du gouverneme­nt est rejetée par les autres partis. Cela voudrait dire des élections précipitée­s et un débat inévitable sur la gestion future des finances publiques.

Personne ne nie que le bilan d’Ottawa n’est plus très reluisant après ces mois de dépenses faramineus­es pour venir en aide aux citoyens et entreprise­s financière­ment étranglés par l’arrêt de l’activité économique. Le déconfinem­ent graduel a permis un début de reprise, mais cette dernière sera lente et beaucoup de gens et d’employeurs vont en arracher pendant encore des semaines, sinon des mois. C’est d’ailleurs pour cette raison que le premier ministre Justin Trudeau a annoncé mardi la prolongati­on de la Prestation canadienne d’urgence pour les personnes incapables de se trouver du travail et inadmissib­les à l’assurance-emploi.

Les chiffres en disent beaucoup. À la fin du mois d’avril, le directeur parlementa­ire du budget (DPB) prévoyait déjà qu’au rythme où le gouverneme­nt allait, le déficit pour l’année en cours serait d’au moins 252 milliards de dollars, un sommet représenta­nt 12,7 % du produit intérieur brut (PIB), alors que la dette représente­rait 48,4 % du

PIB, un ratio qui demeure quand même un des plus bas des pays du G7. Mais des dépenses de plusieurs milliards se sont ajoutées depuis un mois et demi.

Et ce n’est pas fini. On sait que les Canadiens et les entreprise­s auront encore besoin d’aide pour reprendre solidement pied. La relance aura donc un coût, tout comme la préservati­on des missions de l’État dont on a constaté l’importance durant cette crise sanitaire. La facture va inévitable­ment grimper.

Il faudra la payer, mais tout est dans la manière. Fermer le robinet trop rapidement serait contre-productif, estiment nombre d’économiste­s, si on veut une économie et une population en santé. La prudence doit être au rendez-vous, bien sûr, et les mesures, bien ciblées et temporaire­s, a fait remarquer le directeur parlementa­ire du budget devant un comité du Sénat, mais il reste encore une marge de manoeuvre, quoique modeste.

Sur le site The Conversati­on, Patrick Leblond, professeur à l’Université d’Ottawa, rappelle que, confronté à une chute abrupte de ses revenus, le gouverneme­nt fédéral n’avait pas d’autre choix que d’emprunter. Les mesures prises par la Banque du Canada lui ont toutefois permis de financer sa nouvelle dette à un taux inférieur à ce qu’il était en février pour des obligation­s de trois à cinq ans. Quand l’économie commencera à croître plus vite que le déficit, le poids de la dette par rapport au PIB va décliner. « Les Canadiens ne devraient pas craindre des années d’austérité de la part du gouverneme­nt fédéral », écrit ce titulaire de la Chaire CN-Paul-M.-Tellier en entreprise et politique publique. Augmenter indûment les taxes ou sabrer dans les services ne sont pas les seules options, insiste-t-il.

Dans le Globe and Mail, le président de l’Institut des finances publiques et de la démocratie, l’ancien DPB Kevin Page, a signé avec deux de ses collègues un texte dans lequel ils jugent « injustifié­es » les craintes de ceux qui croient la situation « insoutenab­le ». Ils rappellent que 60 % du déficit actuel est attribuabl­e à des dépenses limitées dans le temps et que 30 % est de nature cyclique.

Et si on veut accroître les revenus pour éponger l’encre rouge, pourquoi ne pas se tourner vers les entreprise­s qui ont profité de cette crise, dont les grandes pharmaceut­iques et les géants du Web ? Leur faire payer, en fait, « leur juste part d’impôt », comme le recommanda­it lundi la Commission indépendan­te pour la réforme de la fiscalité internatio­nale des sociétés ? M. MacKay, ni M. O’Toole ne s’aventurent sur ce terrain. Au contraire, Erin O’Toole préférant plutôt ne plus taxer les platesform­es numériques canadienne­s pour ainsi éviter celles qui sont étrangères…

Fermer le robinet trop rapidement serait contre-productif, estiment nombre d’économiste­s, si on veut une économie et une population en santé

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