Le Devoir

Faire se retourner Martin Luther King dans sa tombe

- Yao Assogba Professeur émérite de l’Université du Québec en Outaouais (UQO)

Les funéraille­s de George Floyd, l’AfroAméric­ain de 46 ans tué par strangulat­ion le 25 mai 2020 à Minneapoli­s par Derek Chauvin, un policier blanc, ont eu lieu le 9 juin 2020 à Houston, au Texas. Les cérémonies solennelle­s étaient remplies d’émotions, d’amour et d’appels contre le racisme, pour la justice sociale et la paix entre les Blancs et les Noirs aux États-Unis.

Mais il fallait que Christian Rioux y repère une fausse note, soit les mots puissants prononcés en larmes par Brooke Williams, la nièce du défunt : « Quelqu’un a dit qu’il fallait redonner sa grandeur à l’Amérique. Mais quand l’Amérique a-t-elle été grande ? » C’est l’occasion pour le chroniqueu­r du Devoir de développer sa pensée sur ces phrases en classant d’emblée la jeune femme dans le « courant révolution­naire et séparatist­e symbolisé par le Black Panther et Malcom X », qui « considère le “suprémacis­me blanc” (les guillemets sont de Rioux) comme l’essence même des États-Unis ». Le discours de la nièce de George Floyd serait aux antipodes du « courant réformiste et républicai­n symbolisé par Martin Luther King ».

Mais nous sommes en 2020. Le Black Lives Matter, est le nouveau mouvement social des Afro-Américains aux méthodes pacifiques de lutte contre les violences raciales. C’est dans ce courant que s’inscrirait le discours de Brooke Williams, et ses paroles ne sont point une insulte à la mémoire de Martin Luther King, mais elles l’honorent puisque le Prix Nobel de la paix (1964) est le symbole de la non-violence de la lutte pour les droits civiques des Noirs américains.

Le discours de la nièce de George Floyd ne raye pas non plus « d’un trait la Déclaratio­n d’indépendan­ce des États-Unis du 4 juillet 1776, Abraham Lincoln, la lutte contre le nazisme, le New Deal et le mouvement des droits civiques ». La « grandeur » de l’Amérique à laquelle Martin Luther King voulait que chaque citoyen participe ne se

Le principe même de l’égalité inscrit dans la Constituti­on américaine élude encore les Afro-Américains, notamment du système judiciaire, plus répressif pour ceux-ci

résume pas à ces faits de l’histoire des États-Unis. Il voulait aussi et surtout cette participat­ion dans l’égalité, la liberté, le respect de la dignité de chaque citoyen américain, quelle que soit sa couleur. La « grandeur » d’un pays, d’une nation se mesure également à l’aune de ces valeurs humanistes. Rioux nous dit que l’histoire des États-Unis ne débute pas « en 1619, date l’arrivée en Virginie du premier contingent d’une vingtaine d’esclaves africains ». Elle commence par le « moment fondateur » des États-Unis que « fut la Déclaratio­n de l’indépendan­ce en 1776 ». Mais qu’étaient les États-Unis avant 1619 ? Qu’est-ce que l’année 1776 (et longtemps après) a changé dans la condition noire ? Rioux n’en dit mot. Le slogan de Donald Trump, « rendre l’Amérique grande à nouveau », fait référence à quelle Amérique ?

La rhétorique du journalist­e porte ensuite sur le profilage racial et le racisme anti-noir dans l’institutio­n policière aux États-Unis. « Il est notamment faux, écrit-il, de prétendre qu’un Noir interpellé par la police a plus de risques de mourir sous les balles des policiers ». Rioux cite à l’appui les résultats des enquêtes de Roland G. Fryer (2016) et de David J. Johnson (2019), respective­ment professeur de l’Université Harvard et de l’Université du Maryland. Moi, je renvoie à Michael C. Behrent, historien américain et professeur à l’Appalachia­n State University en Caroline du Nord qui, dans son article « États-Unis : la nouvelle fracture » (Sciences humaines, novembre 2016), montre que les inégalités raciales demeurent aux États-Unis 60 ans après l’assassinat de Martin Luther King par un Blanc à Memphis, dans le Tennessee, le 4 avril 1968.

Le principe même de l’égalité inscrit dans la Constituti­on américaine élude encore les Afro-Américains, notamment du système judiciaire, plus répressif pour ceux-ci. Un indice révélateur de ce racisme systémique est le cortège macabre d’Afro-Américains tués par la police en nombre égal d’interpella­tions, de délinquanc­es ou de crimes avec les Blancs américains. La plupart des enquêtes ou recherches arrivent aux mêmes constats, y compris le récent dossier diaporama d’Alexis Riopel et Antoine Béland, « Le poids d’une couleur de peau. Aux États-Unis un profond gouffre socio-économique sépare les Blancs et les Noirs » (Le Devoir, 5 juin 2020). La morale voudrait que les paroles d’une nièce rendant un dernier hommage à son oncle, George Floyd, l’Afro-Américain de 46 ans mort par strangulat­ion sous le genou d’un policier blanc, servent à pointer du doigt les héritiers et héritières de Martin Luther King qui veulent poursuivre son rêve inachevé.

Réponse du chroniqueu­r

« Qu’est-ce que l’année 1776 […] a changé dans la condition noire ? », osez-vous demander naïvement. Mais, elle a tout changé ! Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, 13 ans avant la France, un pays proclamait que « tous les hommes naissent égaux ». C’est sur cette base que se développa le mouvement d’émancipati­on des Noirs, la guerre de Sécession et le mouvement des droits civiques. Et c’est encore sur cette base que toutes les minorités opprimées du monde sont justifiées encore aujourd’hui de réclamer l’égalité. Banaliser la déclaratio­n d’indépendan­ce, comme vous semblez le faire avec certains antiracist­es, c’est banaliser Martin Luther King lui-même, renier son héritage et ouvrir la porte au tribalisme. Celui de ceux qui s’attaquent aujourd’hui aux statues de Victor Schoelcher, de Churchill et De Gaulle. Aucune émotion ne peut justifier un tel aveuglemen­t.

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