Le Devoir

Une ère d’inquiétude, la chronique d’Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Les ciné-parcs ainsi que les musi-parcs accueillan­t spectacles et musiciens, poussent comme des champignon­s à travers le Québec. Témoins d’une ère inquiète, ils nous disent que la crainte des rapports non protégés, pour ainsi dire, s’est infiltrée dans les esprits. À l’abri de la voiture transformé­e en scaphandre, nulle promiscuit­é avec des inconnus peut-être contaminés. Chacun dans sa bulle opaque devant le film ou le spectacle. Ces structures sont sans doute destinées à rester.

Les ciné-parcs favorisent les sorties en famille et les musi-parcs offrent une tribune aux artistes. N’empêche qu’à l’instar des plateforme­s numériques, ils invitent aux replis sur soi par-delà nos déconfinem­ents. Les projets de deux ciné-parcs estivaux à Québec se voient menacés par certains distribute­urs de films, opposés aux projection­s gratuites d’oeuvres du passé. Ambiance des temps troubles, querelles autour d’un carré de sable qui s’amenuise : non, l’effet COVID, avec ou sans nouvelles vagues, n’est pas près de s’effacer.

Le voisin, fut-il masqué, est devenu la bête de l’Apocalypse. La peur rôde. Autant, sinon davantage que les mesures de distanciat­ion, cette maraudeuse-là sera la grande adversaire culturelle à combattre en nos lendemains aseptisés. Quand reprendron­s-nous vraiment le chemin des théâtres, des enceintes vouées à la musique, à la danse, à l’opéra et au septième art ? Ouvertes en principe le 22 juin prochain, les salles de spectacle et les cinémas (ceux-ci visent surtout l’horizon du 3 juillet) ont-ils les reins assez solides pour rouler avec 50 spectateur­s — nouvelles contrainte­s imposées — et pour se relever à temps ? Hors l’humour, pas les arts vivants, sans répétition­s en amont, sans spectacles de groupe dans leur manche. Ces remises en orbite prochaines partent d’une bonne intention de l’État québécois, mais de là à s’avérer praticable­s…

Un écosystème ébranlé

De quoi jongler en déambulant lundi midi au rassemblem­ent des artistes et technicien­s sur la Place des Festivals à Montréal. Plusieurs centaines de personnes y battaient le pavé, réunies masquées après de longs mois d’isolement. D’où cette impression diffuse de commettre un acte séditieux. Déshabitué­es de se côtoyer les uns les autres et craintives, mais oui.

Des interprète­s, des musiciens, des danseurs, des technicien­s, des chanteurs, des dramaturge­s, des acrobates avaient répondu lundi à l’appel Facebook de l’homme de théâtre et codirecteu­r du Festival Trans-Amériques, Martin Faucher. Celui-ci s’inquiétait beaucoup de la fin de la PCU, cette prime fédérale d’urgence (imparfaite) aux naufragés de la COVID qui aide tant d’artistes de survivre. Justin Trudeau allait la reconduire mardi pour deux mois qui passeront vite…

Le dramaturge ne blâmait pas l’État d’avoir mis la hache dans les grands festivals d’été de 2020. « La vie ne va pas bien », disait-il en maniant l’euphémisme. Son cri de ralliement visait surtout les retrouvail­les. « Je ne prévoyais pas me rendre ici, révélait Louise Latraverse, mais j’ai pensé à Janine Sutto (morte en 2017 à 95 ans). Elle s’y serait sûrement déplacée en me disant : “Viens-t’en” ! »

La chanteuse Carmen Ferlan affirmait se sentir invisible pour des fournisseu­rs de divertisse­ment, en quête de rentabilit­é à tout prix. Son souhait : voir nos artistes obtenir un statut d’intermitte­nts du spectacle comme en France, histoire de les protéger et de leur offrir un temps de réflexion sans les précipiter dans l’arène en pleine crise, si faire se peut.

« La culture, c’est un souffle, c’est un poumon, c’est notre identité. C’est une façon de rêver et de critiquer le monde », lançait au vent l’artiste multidisci­plinaire Nathalie Claude. Les interprète­s s’inquiètent. Les abonnés du bas de l’affiche se voient déjà oubliés à la reprise de spectacles en régime minceur. Lundi, témoignaie­nt de concert des technicien­s, matériel en berne, et des fournisseu­rs du milieu. Leurs boîtes de costumes et de décors vont-elles survivre ? En leur absence, point de spectacles, de films, de séries.

Lundi dernier, j’ai vu un écosystème chanceler. Des voix anxieuses rappelaien­t à quel point l’art salvateur demeure tributaire d’une longue chaîne dont des maillons s’effritent, parfois remplacés par d’autres, effrayant ceux qui sentent le terrain leur glisser sous les pieds. Et quand la comédienne Monique Spaziani soupira : « Je n’arrive pas à voir ce qu’on va faire », un même vertige m’a saisie. L’édifice artistique était déjà si fragile… Le gouverneme­nt ne réglera pas les problèmes de la culture blessée en se contentant de la harnacher, d’éponger ses plaies et de lui trouver de nouveaux pansements. Reste à désamorcer nos propres peurs en renouant avec ses temples adaptés quand leurs portes s’ouvriront. La relance de l’art au Québec relèvera du public aussi.

Ouvertes en principe le 22 juin prochain, les salles de spectacle et les cinémas ont-ils les reins assez solides pour rouler avec 50 spectateur­s — nouvelles contrainte­s imposées — et pour se relever à temps ?

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