Le Devoir

Cette fameuse égalité des chances

- EMILIE NICOLAS

Mardi matin à la radio, le ministre Lionel Carmant, désormais coprésiden­t du groupe d’action sur le racisme du gouverneme­nt caquiste, lançait que le Québec gérait « trois réseaux où il y a une égalité dans les chances : l’éducation, les services de garde et le système de santé. » Selon lui, donc, le mandat qu’on lui a donné peut être raisonnabl­ement effectué en trois mois, la question du racisme au Québec étant bien circonscri­te.

Je ne sais pas ce qui m’a fait le plus mal en entendant cette déclaratio­n. D’abord, les souvenirs qui remontent. La fois où l’enseignant­e s’est fâchée contre moi en m’accusant d’être émotive pour rien, alors qu’un élève me traitait de négresse depuis des semaines. La fois où un autre enseignant s’est exclamé que ce qui était le plus étonnant dans ma réussite scolaire, c’est que je sois douée tout en étant noire. Ou encore celle où on m’a expliqué que de porter des tresses africaines ne faisait pas partie du code vestimenta­ire acceptable de l’école. Et puis, il y a les fois où mon frère, très bon élève, s’est fait fouiller son casier par la direction, au cas où on y trouverait de la drogue.

Après les souvenirs personnels vient la mémoire des innombrabl­es témoignage­s que j’ai reçus, souvent de purs inconnus, vu mon rôle visible dans la lutte contre le racisme. Une mère prise avec une éducatrice en garderie qui se questionne sur l’hygiène des cheveux crépus. Une école où l’on veut créer une activité de hockey cosom, mais où l’on se méfie du basket-ball, qui attirerait « les gangs ». Parfois, il est question aussi de jeunes talentueux dont on éteint les rêves et que l’on dirige vers des carrières plus « raisonnabl­es », dans les secteurs techniques. Des parents qui n’osent pas dénoncer la discipline abusive à laquelle leurs enfants font face, de peur que ces mêmes enfants en paient le prix.

Ensuite, il y a les statistiqu­es et les études qui sont publiées dans l’indifféren­ce depuis trop longtemps. Les enfants noirs surdiagnos­tiqués avec des troubles de comporteme­nt et des troubles d’apprentiss­age. Les enfants issus de l’immigratio­n récente auxquels on accole un trouble du langage parce que l’on accepte mal que le cerveau des jeunes bilingues se développe différemme­nt, et que ce n’est pas un problème. Des écoles publiques à deux vitesses où les jeunes racisés sont pratiqueme­nt exclus des programmes à vocation particuliè­re et restent concentrés dans le « régulier ». Et une importante surreprése­ntation dans les taux de décrochage.

Et puis, plus largement, il y a le racisme systémique qui empêche les parents de trouver des emplois à la hauteur de leurs qualificat­ions et concentre les familles dans les quartiers défavorisé­s, là où le système scolaire public est le plus mal en point. Il faudrait bien aussi que le groupe d’action de M. Legault applique les recommanda­tions de la Commission Viens et s’intéresse aux approches pédagogiqu­es tout droit issues de la colonisati­on imposée de Québec aux Premières Nations et aux Inuits.

Il y a Édouard Staco, de la Fondation 1804 pour la persévéran­ce scolaire, qui me parle des directions d’école qui appellent la police pour intervenir auprès de leurs élèves noirs pour des riens : un comporteme­nt « turbulent », une présence sur le terrain de l’école après les heures de cours. « Souvent », me dit-il, « le premier contact des jeunes avec la police se fait à travers l’école ». Le jeune ainsi interpellé se retrouve dans le « système », sans qu’aucune politique claire établisse qu’il était nécessaire pour une école d’appeler la police. A-t-on conscience de la manière avec lesquels ces recours abusifs au 911 contribuen­t directemen­t à la surcrimina­lisation des adolescent­s issus des quartiers défavorisé­s ?

Aux États-Unis, on nomme le phénomène depuis longtemps School-to-prison pipeline. N’en déplaise à Lionel Carmant, il est nécessaire de traduire l’expression. Il faudrait aussi trouver un terme pour parler du pipeline entre les écoles et la DPJ. La Commission Laurent a été très claire sur le sursignale­ment des enfants noirs dans les services de protection de la jeunesse, qui ne se traduisent pourtant pas par une plus grande proportion de familles véritablem­ent à problème. Et qui est responsabl­e d’une grande partie de ces signalemen­ts abusifs, si ce ne sont les écoles et les services de garde ?

Et puis, je n’ai même plus d’espace pour parler de l’absurdité tout aussi grande de la déclaratio­n de M. Carmant quant au système de santé. Il me semble qu’avec l’actualité des dernières semaines, on a vu très clairement l’incapacité de notre réseau à rémunérer ou à traiter dignement les préposées aux bénéficiai­res dont on n’a plus à faire le profil démographi­que.

Avec cette déclaratio­n de M. Carmant, il est tout à fait normal d’entretenir peu d’attentes envers l’initiative caquiste. J’ai toutefois confiance en une grande partie de la population, attachée à l’équité, de plus en plus sensibilis­ée sur les enjeux de racisme, et qui refuse de se faire complice du statu quo, ne serait-ce que par l’inaction ou le silence. Tout le personnel des écoles qui ne fait pas partie du problème doit s’engager à faire partie de la solution. Tous ces parents qui souhaitent que les élèves puissent développer leur potentiel peu importent leurs origines doivent se mobiliser afin que les parents d’enfants racisés ne se sentent plus seuls à porter le fardeau du combat. Ensemble, on peut arriver à l’incarner un peu mieux, cette fameuse égalité des chances.

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