Le Devoir

Les leçons à tirer de 100 jours de crise

En 100 jours d’urgence sanitaire, la pandémie a exposé au grand jour certaines failles du réseau de la santé et les ratés dans la gestion des catastroph­es. Leçons à tirer de la première vague, pour mieux se préparer à la prochaine.

- Isabelle Paré

MATÉRIEL Faire des réserves

Tout est parti de là : pénurie d’équipement de protection personnell­e (EPI), rationneme­nt extrême hors des hôpitaux, contaminat­ion des employés, devenus des étincelles dans la forêt fragile et aride des CHSLD, chargés de protéger les patients les plus vulnérable­s. « C’est le temps de rebâtir de façon massive nos réserves de masques, d’EPI et de médicament­s. À l’avenir, un seul organisme devrait gérer les stocks, savoir en temps réel la quantité de matériel qui se trouve où, et pouvoir l’acheminer en priorité là où en on a le plus besoin, en fonction des données épidémiolo­giques du jour », suggère le Dr François de Champlain, urgentolog­ue et chef d’équipe en traumatolo­gie au Centre universita­ire de santé McGill (CUSM). Au début de la crise, des hôpitaux de soins aigus étaient blindés comme des forteresse­s, d’autres mal pourvus, alors que dans les CHSLD, les troupes étaient au front, sans protection.

INFORMATIQ­UE Sus aux dinosaures

Pour remplir le dossier d’un patient, le Dr de Champlain doit encore ouvrir jusqu’à cinq interfaces sur son ordinateur. « À l’urgence, mes demandes de consultati­on passent encore par un fax. On travaille avec un système archaïque et la pandémie a profité de ce maillon faible. » Vétusté de certains bâtiments, bureaucrat­ie ankylosant plusieurs pans du vaste réseau de la santé, décisions centralisé­es et gestion en vases clos ont mis des bâtons dans les roues et lié les mains de plusieurs acteurs. Plusieurs CHSLD, décapités de leurs directions par la réforme Barrette, n’ont pu réagir du tac au tac. « L’informatis­ation, c’est le nerf de la guerre. On doit s’attaquer à ça de façon urgente, en faire une priorité nationale. C’est la clé de la réponse aux catastroph­es », ajoute Robert Choinière, démographe et conseiller pour l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS).

PERSONNES VULNÉRABLE­S Revoir les soins

La pandémie est entrée par effraction chez les plus vulnérable­s, là où la porte était grand ouverte. « Il faut rapidement repenser complèteme­nt les milieux de vie pour ces personnes, les rendre plus sécuritair­es, stopper le recours aux agences de personnel et stabiliser les équipes de soins », affirme la Dre Marie-France Raynault, professeur­e émérite à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. « On refusait d’avoir à choisir entre qui serait soigné ou non à l’hôpital, mais on l’a fait indirectem­ent en négligeant les gens en CHSLD », estime Robert Choinière. Faut-il amorcer un virage radical vers plus de soins à domicile ? Oui, mais ce ne sera pas suffisant, ajoute ce dernier. « On veut réformer les CHSLD, mais la population vieillit, et le nombre d’aînés gravement malades qui ne pourra être soigné à domicile augmente aussi. Même avec 10 000 employés de plus, la crise des CHSLD n’est pas finie. Ça fait 10 ans qu’on a le même nombre de lits et il en faudra plus. » Une enquête du coroner est en cour, et le premier ministre François Legault a promis la tenue d’une commission scientifiq­ue et technique sur les causes de l’hécatombe survenue dans les CHSLD.

GESTION Accroître la surveillan­ce

La capacité à traquer tout virus émergent dépend d’un réseau sentinelle agile. Or, les coupes massives en santé publique ont émasculé ce réseau de surveillan­ce. « Pour la prochaine vague, il faut augmenter notre capacité à retrouver rapidement les cas. Ce n’est pas les appels par téléphone qui peuvent seuls régler ça si on se retrouve avec 200 cas dans une éclosion », affirme le Dr Karl Weiss, infectiolo­gue à l’Hôpital général juif. Le professeur à l’Université de Montréal croit qu’on ne pourra éviter complèteme­nt les solutions technologi­ques de traçage. Dépister demeure le nerf de la guerre, et accélérer le suivi des cas avec un logiciel pour la recherche de contacts. « Le logiciel doit être implanté au plus vite pour éviter que les données soient encore saisies sur papier. Pour le dépistage, on sent un relâchemen­t. Il faut cibler les milieux de travail à risque, les abattoirs, les travailleu­rs agricoles. Pour ça, il faut engager au moins 1000 inspecteur­s en santé publique en milieux de travail », ajoute la Dre Raynault.

DIRECTIVES Haut les masques

Le masque ? Non, oui, peut-être. La grande région de Toronto vient de l’imposer dans le métro. Sinon, rester à un mètre, à un mètre et demi, à deux mètres de distance ? Les humains ne sont ni précis ni malléables comme un gallon à mesurer. La valse-hésitation du gouverneme­nt Legault et l’ergotage sur l’utilité réelle du masque ont fortement nui à son adoption par la population, jugent des experts de santé publique. La science change, mais le public, lui, y a perdu son latin. « Il va falloir être plus précis dans les communicat­ions, car en santé publique, le message, c’est la prescripti­on. La prévention repose en grande partie sur l’adhésion aux consignes », ajoute le Dr Raynault. « Ça devient majeur depuis que la distanciat­ion est réduite et les regroupeme­nts autorisés », selon Michel Camus, ex-épidémiolo­giste à Santé Canada. « Si 80 % des gens le portent, ça aurait l’effet d’un vaccin, sans le vaccin. 140 pays l’ont fait [port obligatoir­e] Pourquoi on lésine ? » soulève le Dr de Champlain. Sans punir quiconque, le masque devrait être distribué et promu, pense le Dr Weiss. Largement porté au Vietnam et en Corée, le couvre-visage a permis à ces pays d’être épargnés par la COVID-19. « Avant la prochaine vague, utilisons tous les outils possibles, dont le masque. Car là, on n’a rien, dit le Dr Weiss. Pas de vaccin, peu de traitement­s. »

VICTIMES COLLATÉRAL­ES Soigner, toujours soigner

Une des erreurs des derniers mois aura été de placer tous les oeufs dans le même panier et de mettre sur la glace la quasitotal­ité des activités hospitaliè­res, estiment plusieurs observateu­rs. Un arrêt qui a plombé la santé de patients déjà malades, devenus victimes indirectes de la pandémie. Accidents cardiaques, cancers avancés, hémorragie­s cérébrales : autant de conditions favorisées par la mise au neutre des suivis médicaux, dont il faudra un jour dresser le triste bilan. « Il faut pouvoir faire face à une épidémie, tout en continuant de soigner les gens qui en ont besoin », affirme le Dr Karl Weiss. « On a déconfiné la société avant de déconfiner les hôpitaux. Ce n’est pas vrai que la télémédeci­ne peut tout régler », estime le Dr de Champlain. « Monopolise­r des hôpitaux hyperspéci­alisés, notamment en traumatolo­gie ou en chirurgie cardiaque, pour en faire des centres prioritair­es de traitement de la COVID-19, a eu un fort impact sur leur mission et infecté une partie du personnel. « Il faut avoir l’humilité de changer les plans, de repenser les rôles de chacun pour que nos unités de soins intensifs ne soient pas mobilisées que par des patients COVID. Avec le déconfinem­ent, il y a déjà plus d’accidents et de blessés. Et il faut pouvoir assurer ces soins-là rapidement. »

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