La solitude du pouvoir
Confiné dans son bureau, le premier ministre François Legault a été happé par cette réalité, voire cette épreuve
La crise de la COVID-19 a frappé fort. Mais, comme toute autre crise, elle a commandé des décisions rapides, difficiles et aux répercussions considérables, dont le poids repose entièrement sur les épaules du premier ministre.
Après avoir déclaré l’état d’urgence sanitaire, François Legault a mené la charge contre le « maudit virus » à partir du troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier. Avec sa garde rapprochée, il a gouverné à coups de conférences de presse, d’arrêtés ministériels et de décrets. Les contre-pouvoirs s’étaient pour la plupart tus.
Derrière les commandes de l’État, l’ex-homme d’affaires s’est senti « un peu seul », a-t-il confié à Radio-Canada cette semaine.
La solitude du pouvoir, « c’est, je pense, la chose qui est la plus vraie », croit Nicole Stafford, ex-directrice de cabinet de Pauline Marois, avec qui elle a vécu la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic à l’été 2013. « À un moment donné, il faut que quelqu’un tranche et décide, et c’est le premier ministre. C’est lui qui est responsable », souligne-t-elle.
Cette solitude est d’autant plus pesante qu’a posteriori, toutes les décisions d’un premier ministre peuvent être remises en question — y compris par ses alliés. « Et c’est le premier ou la première ministre qui assume. […] Il ou elle a tout entériné, alors il ou elle est responsable. »
Pour mener la bataille contre la COVID-19, François Legault s’est entouré du directeur national de santé publique, Horacio Arruda, et de conseillers triés sur le volet, à commencer par son directeur de cabinet, Martin Koskinen. Le « premier cercle du premier ministre » se résume à cet ami de longue date, avec qui il a développé une « complicité de pensée » dès leur première rencontre, en 2000.
Le second cercle inclut sa directrice de cabinet adjointe, Claude Laflamme, qu’il a connue chez Transat dans les années 1990, et le secrétaire général du conseil exécutif, Yves Ouellet. D’autres membres de son personnel politique ont alimenté les discussions.
Des ministres ont été impliqués de manière « plus informelle », expliquet-on au cabinet de François Legault.
Dans certains cas, ils apprenaient des décisions concernant leurs ministères sans avoir pu dire un mot, se voyant plutôt confier la tâche de fignoler les détails. « Tu ne peux pas gérer en temps de crise en suivant les processus habituels », résume un conseiller du premier ministre.
Une question de confiance d’abord
Or, de là à dire que François Legault a « tassé » son Conseil des ministres, il y a un pas, avertit Martine Tremblay, tout en rappelant que M. Legault ne s’est jamais présenté seul devant les caméras durant la pandémie — contrairement à son homologue fédéral, Justin Trudeau.
Qui plus est, un premier ministre « n’a personne à tasser [en temps de crise], car tout le monde se tourne vers lui », remarque celle qui a accompagné les premiers ministres René Lévesque et Pierre Marc Johnson dans l’exercice du pouvoir. « C’est le premier ministre qui décide avec sa garde rapprochée. Mais, normalement, les ministres doivent être mis dans le coup par la suite, ne serait-ce que pour éviter le cafouillage », poursuit-elle.
Mme Tremblay souligne au passage
que des ministres peuvent se retrouver dans le « cercle rapproché » (« inner circle ») à un moment ou un autre d’une crise puisqu’ils « avaient une relation de proximité au départ avec le premier ministre ».
« Au final, qui est vraiment dans le coup dans le processus décisionnel ? C’est le premier ministre qui va le décider. […] Dans ces moments-là, il y a tellement d’adrénaline, d’intensité, de pression et de stress que la confiance qu’ont les individus les uns envers les autres devient primordiale. Donc, ça peut expliquer certains choix », soulignet-elle.
L’autrice de Derrière les portes closes se rappelle les « derniers milles » du bras de fer entre Québec et Ottawa avant le rapatriement de la Constitution », qui a culminé avec la Nuit des longs couteaux le 4 novembre 1981.
À l’époque, plusieurs s’expliquaient mal pourquoi le premier ministre René Lévesque avait laissé sur la touche Jacques Parizeau et d’autres, leur préférant Claude Morin, Claude Charron et Marc-André Bédard. « Pour une raison bien simple : le premier ministre faisait confiance à ces trois personnes-là. Il avait un niveau de confiance très, très élevé », répond Martine Tremblay. « Le facteur humain devient extrêmement important », ajoute l’ex-directrice de cabinet et haute fonctionnaire.
Pour contrer les effets néfastes de la « bulle », Martine Tremblay prescrit à tout premier ministre de prendre le pouls de son caucus. Pour sortir du « côté fou et complètement délirant de la crise », l’aide des députés gouvernementaux est précieuse. « C’est eux qui sont les plus proches du terrain, des gens, des besoins. »
Le pouvoir de la solitude
À certains moments, la solitude demeure la meilleure des conseillères. L’ex-directeur des communications de Philippe Couillard, Charles Robert, se rappelle l’isolement que son patron s’était imposé la nuit de l’attentat à la mosquée de Québec, après un point de presse donné à deux heures du matin. Seul, le premier ministre avait écrit l’allocution qu’il a prononcée le lendemain et dans laquelle il a condamné un « acte terroriste ».
« Ça va faire partie de l’histoire du mandat de Philippe Couillard, cet événement-là. Comme la COVID-19 va faire partie de l’histoire du mandat de M. Legault », croit M. Robert, qui est aujourd’hui le directeur des communications de la cheffe de l’opposition officielle, Dominique Anglade. « Je ne sais pas s’ils [les premiers ministres] l’intellectualisent au moment où ils le font, mais je pense [que la solitude permet de] prendre la mesure de sa propre place dans l’histoire. »
Prendre une décision seul — ou presque — n’est pas sans risque. « À un moment donné, il faut que quelqu’un décide pour le gouvernement. Sinon, les gens, quand ils ne sont pas d’accord avec une décision d’un premier ministre, ils n’ont d’autre choix que de démissionner, de quitter le parti, de fonder un autre parti. Ça arrive, ça aussi », lance Nicole Stafford.
Charles Robert dresse le même constat. « L’engagement qu’il [Philippe Couillard] a pris le lendemain [de l’attentat à la mosquée], c’était le sien. C’était son propre ressenti. Mais il y a tout ce qui va arriver après. Comment ça va s’inscrire dans le débat public. Évidemment, la suite, on la connaît… », laisse-t-il tomber.
Après l’attentat à la mosquée, le gouvernement Couillard a décidé de tenir une commission sur le racisme systémique, avant de reculer face à la pression populaire. La défaite du Parti libéral du Québec dans la circonscription de Louis-Hébert a suivi, donnant une impulsion à la Coalition avenir Québec… jusqu’aux élections générales d’octobre 2018.
Le bureau du premier ministre a beaucoup de pouvoirs et ça se voit de façon particulière dans les situations de crise comme celle-là. C’est le chef d’orchestre. Il n’a pas le choix. Il est personnellement responsable de tout. MARTINE TREMBLAY
Une gestion efficace de la crise, le temps qui passe et l’avènement d’une certaine pandémie semblent avoir déjà relégué dans le passé la fuite sans précédent de données personnelles au Mouvement Desjardins. Mais cette histoire n’est pas terminée.
Contrairement au dévoilement de l’affaire par son président, Guy Cormier, en conférence de presse le 20 juin 2019, Desjardins a fait le choix de limiter au maximum ses interactions avec les médias cette semaine. Aux demandes d’entrevues pour dresser un bilan un an après l’annonce d’un vol de renseignements personnels qui aura finalement touché l’ensemble de ses 4,2 millions de membres particuliers ainsi que des dizaines de milliers de membres entreprises, l’institution financière a répondu par des courriels laconiques. « L’enquête est toujours en cours. Nous n’avons pas de nouveaux développements », a écrit au Devoir sa porte-parole, Chantal Corbeil.
En dépit de la commotion qu’il a provoquée, l’événement ne semble pas avoir eu d’impact sérieux sur les affaires de Desjardins. Au terme de l’année 2019, on lui attribuait un coût de seulement 108 millions, dont 93 millions en nouvelles dépenses en sécurité informatique et 15 millions en provision, soit moins de 1 % de ses 18 milliards de revenus, affirmait Guy Cormier. Cela n’a pas empêché l’institution de voir augmenter le montant de ses excédents de 12 % à 2,6 milliards et même de gagner 35 000 membres.
L’immense coop semble aussi être parvenue à éviter que sa réputation soit trop endommagée. « J’avoue que ce premier anniversaire m’était sorti de l’esprit. Il faut dire que beaucoup d’autres choses se sont passées depuis, à commencer par la pandémie de coronavirus qui a pris tout l’espace », disait cette semaine au Devoir Ève Laurier, directrice générale du bureau montréalais de la firme de relations publiques Edelman. Et puis, poursuit-elle, Guy Cormier a donné l’an dernier une véritable classe de maître en matière de gestion de crise. « C’est rare qu’on voie le grand patron prendre à ce point les choses en main. Il s’est montré extrêmement transparent, disponible, proche des consommateurs. Il a su aussi prendre des décisions et s’ajuster rapidement. »
Parmi ses décisions, on peut évoquer l’offre aux membres d’un service de surveillance de crédit et d’un dédommagement financier en cas de fraude découlant de la fuite de données. Des changements ont aussi été apportés à la haute direction dans la foulée de l’affaire et l’on a promis la mise sur pied cette année d’un nouveau Bureau de la sécurité qui comptera près de 900 experts.
Une affaire qui ne se termine pas
Le problème est qu’il est terriblement difficile pour les victimes de fraude informatique de prouver que la fuite des données chez Desjardins en est la source, explique Alexandre Plourde, avocat et analyste à Option consommateurs. « Cette fuite restera, pendant des années et des années, une épée de Damoclès au-dessus de la tête de Desjardins et de ses membres. Ce n’est pas comme si on changeait souvent de nom, de date de naissance et de numéro d’assurance sociale. Une fois en circulation, ces informations peuvent être utilisées à tout moment, n’importe quand. »
De plus, comme une demande d’action collective est devant les tribunaux et que des enquêtes de la Sûreté du Québec, de la Commission d’accès à l’information du Québec et du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada sont également en cours, l’affaire de la fuite d’informations personnelles au Mouvement Desjardins risque fort de revenir le hanter, ajoute-t-il.
L’institution parviendra peut-être, avec le temps, à se mêler un peu plus à la foule des autres organisations qui s’ajouteront fatalement à la liste des victimes de fuites d’informations personnelles au cours des prochaines années, observe Ève Laurier. Pour le moment, elle a intérêt à saisir toutes les chances qui lui sont offertes de soigner son image de marque, par exemple durant la pandémie. « Je doute qu’on lui pardonne une seconde erreur. »