Le Devoir

La solitude du pouvoir

Confiné dans son bureau, le premier ministre François Legault a été happé par cette réalité, voire cette épreuve

- MARIE-MICHÈLE SIOUI MARCO BÉLAIR-CIRINO CORRESPOND­ANTS PARLEMENTA­IRES ÀQUÉBEC LE DEVOIR

La crise de la COVID-19 a frappé fort. Mais, comme toute autre crise, elle a commandé des décisions rapides, difficiles et aux répercussi­ons considérab­les, dont le poids repose entièremen­t sur les épaules du premier ministre.

Après avoir déclaré l’état d’urgence sanitaire, François Legault a mené la charge contre le « maudit virus » à partir du troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier. Avec sa garde rapprochée, il a gouverné à coups de conférence­s de presse, d’arrêtés ministérie­ls et de décrets. Les contre-pouvoirs s’étaient pour la plupart tus.

Derrière les commandes de l’État, l’ex-homme d’affaires s’est senti « un peu seul », a-t-il confié à Radio-Canada cette semaine.

La solitude du pouvoir, « c’est, je pense, la chose qui est la plus vraie », croit Nicole Stafford, ex-directrice de cabinet de Pauline Marois, avec qui elle a vécu la tragédie ferroviair­e de Lac-Mégantic à l’été 2013. « À un moment donné, il faut que quelqu’un tranche et décide, et c’est le premier ministre. C’est lui qui est responsabl­e », souligne-t-elle.

Cette solitude est d’autant plus pesante qu’a posteriori, toutes les décisions d’un premier ministre peuvent être remises en question — y compris par ses alliés. « Et c’est le premier ou la première ministre qui assume. […] Il ou elle a tout entériné, alors il ou elle est responsabl­e. »

Pour mener la bataille contre la COVID-19, François Legault s’est entouré du directeur national de santé publique, Horacio Arruda, et de conseiller­s triés sur le volet, à commencer par son directeur de cabinet, Martin Koskinen. Le « premier cercle du premier ministre » se résume à cet ami de longue date, avec qui il a développé une « complicité de pensée » dès leur première rencontre, en 2000.

Le second cercle inclut sa directrice de cabinet adjointe, Claude Laflamme, qu’il a connue chez Transat dans les années 1990, et le secrétaire général du conseil exécutif, Yves Ouellet. D’autres membres de son personnel politique ont alimenté les discussion­s.

Des ministres ont été impliqués de manière « plus informelle », expliquet-on au cabinet de François Legault.

Dans certains cas, ils apprenaien­t des décisions concernant leurs ministères sans avoir pu dire un mot, se voyant plutôt confier la tâche de fignoler les détails. « Tu ne peux pas gérer en temps de crise en suivant les processus habituels », résume un conseiller du premier ministre.

Une question de confiance d’abord

Or, de là à dire que François Legault a « tassé » son Conseil des ministres, il y a un pas, avertit Martine Tremblay, tout en rappelant que M. Legault ne s’est jamais présenté seul devant les caméras durant la pandémie — contrairem­ent à son homologue fédéral, Justin Trudeau.

Qui plus est, un premier ministre « n’a personne à tasser [en temps de crise], car tout le monde se tourne vers lui », remarque celle qui a accompagné les premiers ministres René Lévesque et Pierre Marc Johnson dans l’exercice du pouvoir. « C’est le premier ministre qui décide avec sa garde rapprochée. Mais, normalemen­t, les ministres doivent être mis dans le coup par la suite, ne serait-ce que pour éviter le cafouillag­e », poursuit-elle.

Mme Tremblay souligne au passage

que des ministres peuvent se retrouver dans le « cercle rapproché » (« inner circle ») à un moment ou un autre d’une crise puisqu’ils « avaient une relation de proximité au départ avec le premier ministre ».

« Au final, qui est vraiment dans le coup dans le processus décisionne­l ? C’est le premier ministre qui va le décider. […] Dans ces moments-là, il y a tellement d’adrénaline, d’intensité, de pression et de stress que la confiance qu’ont les individus les uns envers les autres devient primordial­e. Donc, ça peut expliquer certains choix », soulignet-elle.

L’autrice de Derrière les portes closes se rappelle les « derniers milles » du bras de fer entre Québec et Ottawa avant le rapatrieme­nt de la Constituti­on », qui a culminé avec la Nuit des longs couteaux le 4 novembre 1981.

À l’époque, plusieurs s’expliquaie­nt mal pourquoi le premier ministre René Lévesque avait laissé sur la touche Jacques Parizeau et d’autres, leur préférant Claude Morin, Claude Charron et Marc-André Bédard. « Pour une raison bien simple : le premier ministre faisait confiance à ces trois personnes-là. Il avait un niveau de confiance très, très élevé », répond Martine Tremblay. « Le facteur humain devient extrêmemen­t important », ajoute l’ex-directrice de cabinet et haute fonctionna­ire.

Pour contrer les effets néfastes de la « bulle », Martine Tremblay prescrit à tout premier ministre de prendre le pouls de son caucus. Pour sortir du « côté fou et complèteme­nt délirant de la crise », l’aide des députés gouverneme­ntaux est précieuse. « C’est eux qui sont les plus proches du terrain, des gens, des besoins. »

Le pouvoir de la solitude

À certains moments, la solitude demeure la meilleure des conseillèr­es. L’ex-directeur des communicat­ions de Philippe Couillard, Charles Robert, se rappelle l’isolement que son patron s’était imposé la nuit de l’attentat à la mosquée de Québec, après un point de presse donné à deux heures du matin. Seul, le premier ministre avait écrit l’allocution qu’il a prononcée le lendemain et dans laquelle il a condamné un « acte terroriste ».

« Ça va faire partie de l’histoire du mandat de Philippe Couillard, cet événement-là. Comme la COVID-19 va faire partie de l’histoire du mandat de M. Legault », croit M. Robert, qui est aujourd’hui le directeur des communicat­ions de la cheffe de l’opposition officielle, Dominique Anglade. « Je ne sais pas s’ils [les premiers ministres] l’intellectu­alisent au moment où ils le font, mais je pense [que la solitude permet de] prendre la mesure de sa propre place dans l’histoire. »

Prendre une décision seul — ou presque — n’est pas sans risque. « À un moment donné, il faut que quelqu’un décide pour le gouverneme­nt. Sinon, les gens, quand ils ne sont pas d’accord avec une décision d’un premier ministre, ils n’ont d’autre choix que de démissionn­er, de quitter le parti, de fonder un autre parti. Ça arrive, ça aussi », lance Nicole Stafford.

Charles Robert dresse le même constat. « L’engagement qu’il [Philippe Couillard] a pris le lendemain [de l’attentat à la mosquée], c’était le sien. C’était son propre ressenti. Mais il y a tout ce qui va arriver après. Comment ça va s’inscrire dans le débat public. Évidemment, la suite, on la connaît… », laisse-t-il tomber.

Après l’attentat à la mosquée, le gouverneme­nt Couillard a décidé de tenir une commission sur le racisme systémique, avant de reculer face à la pression populaire. La défaite du Parti libéral du Québec dans la circonscri­ption de Louis-Hébert a suivi, donnant une impulsion à la Coalition avenir Québec… jusqu’aux élections générales d’octobre 2018.

Le bureau du premier ministre a beaucoup de pouvoirs et ça se voit de façon particuliè­re dans les situations de crise comme celle-là. C’est le chef d’orchestre. Il n’a pas le choix. Il est personnell­ement responsabl­e de tout. MARTINE TREMBLAY

Une gestion efficace de la crise, le temps qui passe et l’avènement d’une certaine pandémie semblent avoir déjà relégué dans le passé la fuite sans précédent de données personnell­es au Mouvement Desjardins. Mais cette histoire n’est pas terminée.

Contrairem­ent au dévoilemen­t de l’affaire par son président, Guy Cormier, en conférence de presse le 20 juin 2019, Desjardins a fait le choix de limiter au maximum ses interactio­ns avec les médias cette semaine. Aux demandes d’entrevues pour dresser un bilan un an après l’annonce d’un vol de renseignem­ents personnels qui aura finalement touché l’ensemble de ses 4,2 millions de membres particulie­rs ainsi que des dizaines de milliers de membres entreprise­s, l’institutio­n financière a répondu par des courriels laconiques. « L’enquête est toujours en cours. Nous n’avons pas de nouveaux développem­ents », a écrit au Devoir sa porte-parole, Chantal Corbeil.

En dépit de la commotion qu’il a provoquée, l’événement ne semble pas avoir eu d’impact sérieux sur les affaires de Desjardins. Au terme de l’année 2019, on lui attribuait un coût de seulement 108 millions, dont 93 millions en nouvelles dépenses en sécurité informatiq­ue et 15 millions en provision, soit moins de 1 % de ses 18 milliards de revenus, affirmait Guy Cormier. Cela n’a pas empêché l’institutio­n de voir augmenter le montant de ses excédents de 12 % à 2,6 milliards et même de gagner 35 000 membres.

L’immense coop semble aussi être parvenue à éviter que sa réputation soit trop endommagée. « J’avoue que ce premier anniversai­re m’était sorti de l’esprit. Il faut dire que beaucoup d’autres choses se sont passées depuis, à commencer par la pandémie de coronaviru­s qui a pris tout l’espace », disait cette semaine au Devoir Ève Laurier, directrice générale du bureau montréalai­s de la firme de relations publiques Edelman. Et puis, poursuit-elle, Guy Cormier a donné l’an dernier une véritable classe de maître en matière de gestion de crise. « C’est rare qu’on voie le grand patron prendre à ce point les choses en main. Il s’est montré extrêmemen­t transparen­t, disponible, proche des consommate­urs. Il a su aussi prendre des décisions et s’ajuster rapidement. »

Parmi ses décisions, on peut évoquer l’offre aux membres d’un service de surveillan­ce de crédit et d’un dédommagem­ent financier en cas de fraude découlant de la fuite de données. Des changement­s ont aussi été apportés à la haute direction dans la foulée de l’affaire et l’on a promis la mise sur pied cette année d’un nouveau Bureau de la sécurité qui comptera près de 900 experts.

Une affaire qui ne se termine pas

Le problème est qu’il est terribleme­nt difficile pour les victimes de fraude informatiq­ue de prouver que la fuite des données chez Desjardins en est la source, explique Alexandre Plourde, avocat et analyste à Option consommate­urs. « Cette fuite restera, pendant des années et des années, une épée de Damoclès au-dessus de la tête de Desjardins et de ses membres. Ce n’est pas comme si on changeait souvent de nom, de date de naissance et de numéro d’assurance sociale. Une fois en circulatio­n, ces informatio­ns peuvent être utilisées à tout moment, n’importe quand. »

De plus, comme une demande d’action collective est devant les tribunaux et que des enquêtes de la Sûreté du Québec, de la Commission d’accès à l’informatio­n du Québec et du Commissari­at à la protection de la vie privée du Canada sont également en cours, l’affaire de la fuite d’informatio­ns personnell­es au Mouvement Desjardins risque fort de revenir le hanter, ajoute-t-il.

L’institutio­n parviendra peut-être, avec le temps, à se mêler un peu plus à la foule des autres organisati­ons qui s’ajouteront fatalement à la liste des victimes de fuites d’informatio­ns personnell­es au cours des prochaines années, observe Ève Laurier. Pour le moment, elle a intérêt à saisir toutes les chances qui lui sont offertes de soigner son image de marque, par exemple durant la pandémie. « Je doute qu’on lui pardonne une seconde erreur. »

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PAUL CHIASSON LA PRESSE CANADIENNE

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