Le Devoir

L’envers du décor

La pandémie a presque banalisé la pratique du télétravai­l. Il manque maintenant de garde-fous.

- MANON CORNELLIER

À la fin mai, Statistiqu­e Canada publiait des chiffres révélateur­s sur le bouleverse­ment du marché du travail provoqué par la pandémie. Près de 4 travailleu­rs sur 10 travaillai­ent chez eux à la fin mars 2020, comparativ­ement à 13 % deux ans plus tôt. Une révolution ? Peut-être, mais les travailleu­rs peuventils en sortir gagnants ?

« Actuelleme­nt, nous sommes dans un grand laboratoir­e du télétravai­l, dans un contexte triste et difficile, mais qui a permis à beaucoup de gens d’expériment­er ce genre de travail et de voir quels en sont les avantages et les inconvénie­nts. Il y a eu une sensibilis­ation collective, même dans des secteurs où, traditionn­ellement, on ne l’envisageai­t pas », note Stéphanie Bernstein, professeur­e au Départemen­t de sciences juridiques de l’UQAM.

Bien des gens ont souri à l’idée de pouvoir gérer leur temps, de travailler à l’abri des distractio­ns, d’éviter les embouteill­ages et de concilier plus aisément travail et famille. Mais quand il faut aussi s’occuper d’enfants privés de services de garde ou travailler dans des conditions matérielle­s inadéquate­s, sous la surveillan­ce envahissan­te d’un patron, la formule fait grincer des dents.

Le télétravai­l est un phénomène qui progressai­t lentement et qui était appelé à croître encore. Selon Statistiqu­e Canada, la pandémie a pressé sur l’accélérate­ur. Durant celle-ci, la capacité maximale de télétravai­l de l’économie canadienne a pratiqueme­nt été atteinte. Le potentiel varie d’une province à l’autre en fonction de la structure industriel­le, l’Ontario, le Québec et la ColombieBr­itannique formant le peloton de tête.

Peu de législateu­rs se sont toutefois attardés à cette évolution prévisible du marché du travail. Encore aujourd’hui, les codes du travail font peu de cas de ceux et celles qui travaillen­t à distance. Le Québec n’encadre pas de façon spécifique le télétravai­l. La Loi québécoise sur la santé et la sécurité au travail précise que l’employeur doit s’assurer que tous ses employés sont en sécurité, peu importe où ils s’activent, et qu’il doit fournir les outils nécessaire­s à cet effet.

Mais une fois ce devoir de diligence rempli, l’employeur a des obligation­s très limitées. Il n’est pas tenu d’éponger certaines dépenses associées aux tâches

de l’employé si ce dernier, après les avoir défrayées, gagne toujours davantage que le salaire minimum, explique Stéphanie Bernstein. Certaines nuances ont été apportées par la CNESST durant la pandémie concernant l’achat de nouveaux outils de travail, mais le « transfert du risque économique » de l’employeur vers l’employé est une réalité en vertu du droit actuel. « Des frais qui sont normalemen­t assumés par l’employeur sur les lieux de travail sont maintenant assumés par le salarié qui travaille à domicile », insiste la juriste.

La protection offerte aux travailleu­rs syndiqués est de son côté très variable, les convention­s collective­s sont silencieus­es sur le sujet ou encore incomplète­s, y compris au sein de la fonction publique. Au fédéral, les règles en matière de santé et de sécurité au travail s’appliquent partout, mais les obligation­s de chacun manquent de clarté dans le cas du télétravai­l, relève Magali Picard, viceprésid­ente exécutive nationale de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC). Elle évoque aussi le manque de formation des gestionnai­res pour gérer et encadrer leur personnel à distance.

Le Syndicat de la fonction publique et parapubliq­ue du Québec (SFPQ), qui représente surtout des employés de soutien, a trouvé le début de crise difficile, le travail à distance étant quasiment inexistant dans ses rangs avant la pandémie. Du jour au lendemain, sans protocole d’entente ni dispositio­ns dans leurs convention­s collective­s, des milliers de membres se sont retrouvés chez eux sans l’équipement nécessaire à la prestation de leur travail, ce à quoi les ministères et agences ont remédié depuis. Le président du SFPQ, Christian Daigle, n’est pas fermé à l’idée du travail à distance et certains de ses membres aimeraient en bénéficier, mais pas dans les conditions actuelles ni sans règles claires.

Travailler à distance pose d’autres défis en matière de droits des travailleu­rs. L’employeur ne peut surveiller son employé au-delà du nécessaire, souligne Gilles Levasseur, professeur de gestion et de droit à l’Université d’Ottawa, mais il a le droit de s’assurer que l’employé fait l’ouvrage ou que l’environnem­ent de travail est sécuritair­e. Surveillan­ce, examen des lieux et protection de la vie privée peuvent donc entrer en conflit.

Et le choix de l’employé compte-til ? Ce n’est pas tout le monde qui vit dans un environnem­ent approprié ou qui veut faire cohabiter univers personnel et profession­nel, note la professeur­e Bernstein. Que faire si le logement est trop petit pour y installer un poste de travail isolé pour accéder à des données confidenti­elles ? Comment travailler en paix si on partage son logis avec des enfants en bas âge ?

« Jusqu’à récemment, le travail à domicile était considéré comme un privilège ou une façon d’accommoder un employé. Là, il a été imposé à tous, note Stéphanie Bernstein. On en verra les retombées au cours des prochains mois. Qu’est-ce qui sera volontaire et qui voudra retourner au bureau ou pas ? » Selon les résultats préliminai­res d’une recherche menée par Tania Sabia, de l’École de relations industriel­les de l’Université de Montréal, 39 % des 1614 nouveaux travailleu­rs à domicile qu’elle a sondés souhaitera­ient continuer de travailler à distance, alors que 37 % disaient vouloir retourner au bureau.

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