Le Canada doit réapprivoiser le tragique
En échouant à se faire élire au Conseil de sécurité de l’ONU, le Canada a vu ses ambitions se heurter au mur de la réalité politique mondiale. Ce n’est pas le premier mur que frappe le gouvernement Trudeau sur la scène internationale. Depuis 2015, il assiste au délitement de l’ordre international libéral et à un retour de la politique de puissance qui battent en brèche ses intérêts et ses idéaux.
Pas étonnant, alors, que les appels à une révision de la politique étrangère se multiplient. Mais quels que soient les programmes et les mesures qui réorienteront éventuellement l’action internationale du Canada, Ottawa a tout intérêt à réhabiliter dans ses discours la dimension tragique des relations internationales.
En un mot, il s’agit d’un arbitrage difficile entre les idéaux qu’il souhaite défendre et la réalité des rapports de force qui le contraignent. Un équilibre entre idéalisme et réalisme, qui sont les deux jambes d’une politique étrangère qui se tient.
Or, depuis la victoire des libéraux, l’idéalisme domine dans les discours de politique étrangère. De façon générale, Justin Trudeau a voulu marquer un contraste avec son prédécesseur conservateur en ressuscitant les « voies ensoleillées » de Wilfrid Laurier et en vantant le pouvoir de « la politique positive ». Au monde, il annonçait que le Canada était « de retour » avec sa « voix compatissante et constructive ».
On connaît les nuages qui se sont amoncelés au-dessus de ces voies ensoleillées. L’élection de Donald Trump et sa remise en question du libreéchange et de l’ordre multilatéral si chers au Canada ; la montée en puissance de la Chine et les tensions suscitées par l’arrestation de Meng Wanzhou ainsi que la détention arbitraire des Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor ; le positionnement dans le conflit russo-ukrainien ; l’ingérence étrangère dans les affaires internes canadiennes ; sans oublier les pandémies et bien d’autres enjeux difficiles.
Entre idéalisme et réalisme
Lors d’un discours prononcé en février dernier au CORIM à Montréal, le ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, fit un pas notoire vers une lecture plus réaliste du monde en expliquant ce qu’il entendait par « un monde dans lequel le système international, tel que nous le connaissons, est mis à rude épreuve ». Des droits de la personne de plus en plus menacés à la profonde remise en question de l’ordre international fondé sur les règles, le diagnostic était juste.
Or, ce diagnostic entraînait peu de conséquences directes pour le Canada. Cette lecture réaliste n’annonçait que de rares choix difficiles. Le ministre rivalisait plutôt d’optimisme dans la volonté de son gouvernement de s’attaquer à l’ensemble des problèmes.
Pourtant, accepter les limites de l’action politique, ce n’est pas succomber au pessimisme. Accepter le tragique du monde ne signifie pas abdiquer ses idéaux. Au contraire.
On peut tirer cet enseignement du père du réalisme en relations internationales aux États-Unis, Hans Morgenthau, qui a influencé des générations de chercheurs et de diplomates. Cet intellectuel juif allemand, qui fuit en 1937 une Europe qui lui était de plus en plus hostile pour les États-Unis, critiquait vertement les intellectuels et les décideurs qui se bornaient à voir le monde « tel qu’il devrait être ». Il fut frappé de voir combien ces Américains étaient infatués de l’« optimisme historique », cette foi aveugle dans « la raison et le progrès » qui s’incarne dans les discours moralisateurs et l’esprit de croisade.
À cela, il opposait la « dimension tragique de l’histoire ». Une vision du monde politique où l’intérêt des uns peut se heurter à la volonté des autres, et où les rapports de force entre États forment une réalité implacable. Pour lui, il est inévitable que les États cherchent à maintenir, à accroître ou à manifester leur puissance, ce qui ne peut que bousculer l’ordre international, toujours précaire.
Morgenthau ne cédait pourtant pas au cynisme. Jamais il n’a défendu l’idée que le monde n’était qu’un échiquier sur lequel les États doivent avancer leurs pions à tout prix. Il croyait en la nécessité des normes et des lois pour amoindrir la brutalité des rapports de force et considérait l’égalité et la liberté comme des valeurs humanistes à défendre. [...]
Dans ses relations avec la Chine, il est fort probable qu’Ottawa doive choisir entre des relations commerciales sans entraves et des restrictions dans les échanges pour des raisons de sécurité nationale ou encore la défense des droits de la personne. L’équilibre entre prospérité, sécurité et valeurs sera difficile ; il prendra des allures de jeu à somme nulle.
Le monde qui se dessine ne s’annonce pas aussi tendre qu’il l’a été depuis la fin de la guerre froide à l’égard du Canada, et les discours devraient intégrer cette nouvelle réalité. Comment, sinon, le gouvernement justifiera-t-il des décisions difficiles auprès de la population s’il ne l’y a pas préparée ? Elles paraîtront alors arbitraires, incohérentes ou injustes. Les discours ne peuvent exister en apesanteur, sous peine d’être projetés au sol par la gravité des rapports de force sur la scène internationale.