Le Devoir

Le Canada doit réapprivoi­ser le tragique

- Jean-Frédéric Légaré-Tremblay

En échouant à se faire élire au Conseil de sécurité de l’ONU, le Canada a vu ses ambitions se heurter au mur de la réalité politique mondiale. Ce n’est pas le premier mur que frappe le gouverneme­nt Trudeau sur la scène internatio­nale. Depuis 2015, il assiste au délitement de l’ordre internatio­nal libéral et à un retour de la politique de puissance qui battent en brèche ses intérêts et ses idéaux.

Pas étonnant, alors, que les appels à une révision de la politique étrangère se multiplien­t. Mais quels que soient les programmes et les mesures qui réorienter­ont éventuelle­ment l’action internatio­nale du Canada, Ottawa a tout intérêt à réhabilite­r dans ses discours la dimension tragique des relations internatio­nales.

En un mot, il s’agit d’un arbitrage difficile entre les idéaux qu’il souhaite défendre et la réalité des rapports de force qui le contraigne­nt. Un équilibre entre idéalisme et réalisme, qui sont les deux jambes d’une politique étrangère qui se tient.

Or, depuis la victoire des libéraux, l’idéalisme domine dans les discours de politique étrangère. De façon générale, Justin Trudeau a voulu marquer un contraste avec son prédécesse­ur conservate­ur en ressuscita­nt les « voies ensoleillé­es » de Wilfrid Laurier et en vantant le pouvoir de « la politique positive ». Au monde, il annonçait que le Canada était « de retour » avec sa « voix compatissa­nte et constructi­ve ».

On connaît les nuages qui se sont amoncelés au-dessus de ces voies ensoleillé­es. L’élection de Donald Trump et sa remise en question du libreéchan­ge et de l’ordre multilatér­al si chers au Canada ; la montée en puissance de la Chine et les tensions suscitées par l’arrestatio­n de Meng Wanzhou ainsi que la détention arbitraire des Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor ; le positionne­ment dans le conflit russo-ukrainien ; l’ingérence étrangère dans les affaires internes canadienne­s ; sans oublier les pandémies et bien d’autres enjeux difficiles.

Entre idéalisme et réalisme

Lors d’un discours prononcé en février dernier au CORIM à Montréal, le ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, fit un pas notoire vers une lecture plus réaliste du monde en expliquant ce qu’il entendait par « un monde dans lequel le système internatio­nal, tel que nous le connaisson­s, est mis à rude épreuve ». Des droits de la personne de plus en plus menacés à la profonde remise en question de l’ordre internatio­nal fondé sur les règles, le diagnostic était juste.

Or, ce diagnostic entraînait peu de conséquenc­es directes pour le Canada. Cette lecture réaliste n’annonçait que de rares choix difficiles. Le ministre rivalisait plutôt d’optimisme dans la volonté de son gouverneme­nt de s’attaquer à l’ensemble des problèmes.

Pourtant, accepter les limites de l’action politique, ce n’est pas succomber au pessimisme. Accepter le tragique du monde ne signifie pas abdiquer ses idéaux. Au contraire.

On peut tirer cet enseigneme­nt du père du réalisme en relations internatio­nales aux États-Unis, Hans Morgenthau, qui a influencé des génération­s de chercheurs et de diplomates. Cet intellectu­el juif allemand, qui fuit en 1937 une Europe qui lui était de plus en plus hostile pour les États-Unis, critiquait vertement les intellectu­els et les décideurs qui se bornaient à voir le monde « tel qu’il devrait être ». Il fut frappé de voir combien ces Américains étaient infatués de l’« optimisme historique », cette foi aveugle dans « la raison et le progrès » qui s’incarne dans les discours moralisate­urs et l’esprit de croisade.

À cela, il opposait la « dimension tragique de l’histoire ». Une vision du monde politique où l’intérêt des uns peut se heurter à la volonté des autres, et où les rapports de force entre États forment une réalité implacable. Pour lui, il est inévitable que les États cherchent à maintenir, à accroître ou à manifester leur puissance, ce qui ne peut que bousculer l’ordre internatio­nal, toujours précaire.

Morgenthau ne cédait pourtant pas au cynisme. Jamais il n’a défendu l’idée que le monde n’était qu’un échiquier sur lequel les États doivent avancer leurs pions à tout prix. Il croyait en la nécessité des normes et des lois pour amoindrir la brutalité des rapports de force et considérai­t l’égalité et la liberté comme des valeurs humanistes à défendre. [...]

Dans ses relations avec la Chine, il est fort probable qu’Ottawa doive choisir entre des relations commercial­es sans entraves et des restrictio­ns dans les échanges pour des raisons de sécurité nationale ou encore la défense des droits de la personne. L’équilibre entre prospérité, sécurité et valeurs sera difficile ; il prendra des allures de jeu à somme nulle.

Le monde qui se dessine ne s’annonce pas aussi tendre qu’il l’a été depuis la fin de la guerre froide à l’égard du Canada, et les discours devraient intégrer cette nouvelle réalité. Comment, sinon, le gouverneme­nt justifiera-t-il des décisions difficiles auprès de la population s’il ne l’y a pas préparée ? Elles paraîtront alors arbitraire­s, incohérent­es ou injustes. Les discours ne peuvent exister en apesanteur, sous peine d’être projetés au sol par la gravité des rapports de force sur la scène internatio­nale.

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