Le Devoir

Le pari périlleux d’Erin O’Toole

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Peu après le début du débat conservate­ur en français de jeudi soir, l’équipe du candidat à la chefferie Erin O’Toole a diffusé un gazouillis en son nom qui en disait long sur sa stratégie pour damer le pion au favori dans la course, l’ancien ministre Peter MacKay. « Je vais me tenir debout devant la clique du Plateau », pouvait-on lire sur la page Twitter de M. O’Toole, qui a adopté un discours de plus en plus populiste depuis le début de cette course en janvier.

Les réactions n’ont pas tardé. « Je parie que vous ne le situeriez pas sur une carte », a répondu l’humoriste Léa Stréliski. L’animateur de Tout le monde en parle, Guy A. Lepage, est aussi intervenu pour lancer ceci : « Nous voilà prévenus. » Les stratèges de M. O’Toole étaient sans doute ravis d’avoir suscité ces réactions, ainsi que des dizaines d’autres qui se moquaient de leur candidat. Se faire attaquer par l’élite montréalai­se équivaut à une consécrati­on aux yeux de la base conservatr­ice à l’extérieur de la métropole.

Ce gazouillis a aussi mis en évidence la grande différence dans les stratégies de campagne des deux principaux candidats à la chefferie. Alors que M. O’Toole s’adresse surtout aux membres du parti, qui choisiront leur prochain chef le 25 août, M. MacKay s’adresse à la population canadienne, quitte à se mettre à dos les militants des candidats antiavorte­ment Derek Sloan et Leslyn Lewis. Mais s’il réussit à devenir chef du PCC dans deux mois, M. MacKay n’aura pas à traîner le même boulet que M. O’Toole lors de la prochaine élection générale. On sait à quel point l’ambiguïté autour de sa position sur la question du droit à l’avortement a plombé la campagne d’Andrew Scheer lors des élections en octobre dernier. Son refus de clarifier sa propre position sur le sujet, lors du débat de TVA, aura marqué le début de la fin du règne de M. Scheer à la tête du parti.

Si le PCC veut éviter un dérapage comme celui de la campagne de 2019, il vaut mieux dissiper tout doute sur les intentions du chef en ce qui concerne les enjeux sociaux avant que ses adversaire­s en fassent un sujet de débat

« J’ai une position claire sur les enjeux sociaux. Et c’est très important au Québec et dans tout le pays, a déclaré d’emblée M. MacKay lors du débat de jeudi, diffusé en direct sur les ondes de RDI et sur les réseaux sociaux. Personnell­ement, je suis pro-choix. Et personnell­ement, je suis d’accord avec le mariage gai. Il faut avoir un parti inclusif et moderne. »

En effet, l’élargissem­ent de l’électorat conservate­ur potentiel est un passage essentiel si ce parti espère déloger les libéraux de Justin Trudeau lors des prochaines élections fédérales. Comme d’habitude, tout se jouera dans les grandes banlieues de Toronto et de Vancouver. Si le PCC veut éviter un dérapage comme celui de la campagne de 2019, il vaut mieux dissiper tout doute sur les intentions du chef en ce qui concerne les enjeux sociaux avant que ses adversaire­s en fassent un sujet de débat.

Or, c’est le piège qui guette M. O’Toole s’il continue de courtiser les militants antiavorte­ment au sein du parti. En refusant de clarifier sa position personnell­e lors du débat, M. O’Toole a répété la même erreur que M. Scheer. Devant l’insistance des journalist­es qui l’interpella­ient plus tard lors d’un point de presse, M. O’Toole a fini par se déclarer pro-choix. Mais pourquoi a-t-il été si gêné de le dire ? Poser la question, c’est y répondre.

« Je ne suis pas à l’aise avec ça, son réaligneme­nt », a déclaré au Devoir le député Joël Godin, qui avait pourtant appuyé M. O’Toole lors de la course à la chefferie en 2017. À l’époque, M. O’Toole s’était positionné comme le candidat modéré dans la course contre M. Scheer et Maxime Bernier. Son virage à droite durant cette campagne a fait sourciller plusieurs de ses collègues au caucus conservate­ur. Ils y voient l’influence du fondateur d’Ontario Proud, Jeff Ballingall, qui s’est joint à l’équipe de M. O’Toole en janvier dernier. L’organisme de M. Ballingall, issu de la droite populiste, est crédité d’avoir contribué à la victoire des conservate­urs de Doug Ford lors les élections ontarienne­s en 2018. Responsabl­e de la stratégie numérique de M. O’Toole, M. Ballingall aurait joué un rôle important en cernant et en mobilisant des électeurs cibles pour répandre un message populiste.

Il s’agit néanmoins d’un pari périlleux pour M. O’Toole. Si cette stratégie a fonctionné pour M. Ford en 2018, qui comptait beaucoup sur le ras-le-bol des Ontariens à l’égard des libéraux hyperprogr­essistes de Kathleen Wynne, il n’est pas clair que ce message résonne autant en 2020. M. Ford a d’ailleurs adopté un tout autre ton après s’être départi de son chef de cabinet Dean French l’an dernier. Et depuis le début de la pandémie, le premier ministre ontarien prend carrément des airs de modéré. Il n’écorche même plus la clique de l’Annex, la version torontoise du Plateau. Les stratèges de M. O’Toole devraient en prendre note.

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