Le Devoir

« C’est parce que t’es noir »

- Wolf Thyma

Le meurtre de George Floyd a provoqué en moi des émotions et des états assez difficiles à décrire : une sensation d’oppression thoracique, de la nausée ainsi que des états intermitte­nts de dépression et d’anxiété. Je me suis plongé, depuis, dans une autoréflex­ion. Cela m’a amené à réfléchir à mon rapport personnel à la question du racisme en tant qu’immigrant, en tant que juriste, de même qu’en tant que futur médecin. Bien au-delà de la brutalité policière, c’est dans les petites choses qui parcellent nos quotidiens que se forgent les maillons des chaînes qui asphyxient petit à petit ceux qui ont le « malheur » d’être nés noirs.

À quel moment une personne décide-t-elle qu’un autre être humain lui est inférieur, partant de la prémisse que sa couleur de peau est différente de la sienne ? L’auteur afro-américain Alex Haley disait que le racisme n’est pas un automatism­e, mais bien un apprentiss­age. Il y a derrière ce postulat l’idée que les enfants ne discrimine­nt pas sur la base de la couleur de peau, à moins qu’un tel comporteme­nt leur ait été appris. Ma découverte du concept de racisme illustre cette idée.

La couleur de ma peau

C’était il y a seize ans de cela. Ma famille et moi venions d’immigrer au Québec en provenance d’Haïti. Une amie, qui avait pour habitude de m’accompagne­r à l’école tous les matins, prononça un jour ces mots qui ont fait voler en éclats l’innocence de mon enfance : « Mon père a dit que je dois pas fréquenter de gens comme toi. » Incompréhe­nsion. Devant ma consternat­ion, elle murmura ces paroles à peine audibles : « C’est parce que t’es noir. »

À quel moment une personne décide-t-elle qu’un autre être humain lui est inférieur, partant de la prémisse que sa couleur de peau est différente de la sienne ?

Sans comprendre pourquoi, je me suis mis à pleurer. Après cet événement, à l’âge de neuf ans, j’en suis venu à détester la couleur de ma peau et mes traits négroïdes. Cet événement, en plus de la prise de conscience de mon homosexual­ité, coïncide avec le début de problèmes d’estime de moi et de troubles de santé mentale. Deux ans plus tard, après avoir reçu un prix d’excellence pour mes résultats scolaires, son père a soudaineme­nt décidé de m’adresser la parole pour me féliciter. À ce moment-là est née dans le cerveau du jeune garçon que j’étais l’idée qu’on ne verrait peut-être plus ma couleur de peau si je compensais par l’excellence scolaire et profession­nelle.

Malgré tout, une fois au secondaire, je faisais ce qui était nécessaire, sans plus. Toutefois, un jour, mon enseignant de français — québécois « de souche », capable d’un simple regard de faire taire une classe entière — m’a gardé après un cours et m’a dit ces mots qui changeront ma vie : « Wolf, t’es capable de faire mieux. Tu le sais possibleme­nt pas encore, mais la vie sera pas si facile pour toi. Tu es un Noir homosexuel dans un pays de Blancs. Je vais pas te mentir, ta couleur sera une barrière : pour les mêmes notes, quelqu’un qui me ressemble aura toujours 10 fois plus d’opportunit­és. » Je me suis souvenu du père de cette amie qui a cessé de m’ignorer une fois qu’il a compris que j’étais doué à l’école. À partir de ce moment, je me suis assuré que mes résultats scolaires étaient impeccable­s, croyant quelque part, une fois de plus, que mes efforts feraient en sorte que ma couleur de peau ne se verrait plus.

Malgré mon succès scolaire, on n’a jamais arrêté de souligner la couleur de ma peau. À plusieurs reprises, on m’a qualifié du « Noir le plus intelligen­t que j’ai rencontré ». À ma toute première journée au bac en droit, un étudiant, sans doute de bonne foi, m’a dit : « Félicitati­ons de t’être rendu jusqu’ici ! Ça doit pas être facile pour un black qui a été à l’école publique en plus. » Lors d’une soirée de réseautage, un associé d’un grand cabinet a passé la soirée entière à vouloir toucher et parler de mon afro. Je me sentais comme une bête de foire.

Le décès de mon père

Néanmoins, à aucun moment je me suis autant senti privé de mon humanité que le jour où mon père a rendu l’âme. Il y a un an, mon père a été admis à l’urgence après avoir été retrouvé inconscien­t. Une infirmière a dit en sortant de la chambre : « Ils sont tellement dramatique­s ce monde-là. Une simple petite grippe et c’est la fin du monde. » On lui diagnostiq­uera une méningite bactérienn­e. Il décédera d’un infarctus quelques jours plus tard. Alors qu’on tentait de le réanimer, sous le coup de l’émotion, ma mère est tombée sur ses genoux, laissant échapper un cri. L’infirmière coordonnat­rice est arrivée et a prononcé ces paroles qui me semblent jusqu’à présent irréelles : « Ça suffit. Je veux plus entendre un bruit, sinon j’appelle la sécurité. Vous autres, vous pensez toujours que vous êtes seuls au monde. » À deux mètres de là, le corps sans vie de mon père. Une heure auparavant, ma mère lui avait souhaité bonne nuit et ils riaient tous les deux aux éclats, pour une dernière fois.

J’éprouve une profonde tristesse chaque fois que j’entends M. Legault clamer qu’il n’y a pas de racisme systémique au Québec. Je suis triste pour tous ces jeunes enfants noirs qui ont possibleme­nt perdu des amitiés parce qu’un parent a présumé qu’ils étaient un cancre à risque d’influencer négativeme­nt sa progénitur­e. Je suis triste pour tous ceux, comme moi, à qui on a dit toute leur vie qu’ils doivent travailler plus fort que les autres afin d’avoir la moitié des opportunit­és qu’une personne caucasienn­e aurait. Je suis triste pour tous ces patients noirs sous-traités parce qu’on présume trop souvent qu’ils « exagèrent » leurs symptômes. Avant tout, je pleure qu’il faille encore et toujours militer pour se faire reconnaîtr­e en tant qu’égaux.

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