Conjuguer l’intimité du contact physique aux règles de distanciation est un défi pour les artistes maquilleurs.
Conjuguer l’intimité du contact physique aux règles de distanciation est un défi pour les artistes maquilleurs
Parler de culture en tant que secteur industriel peut faire grincer des dents ceux qui craignent que l’on réduise l’art à des colonnes de chiffres. Ceux-ci révèlent toutefois une réalité économique de poids : l’industrie culturelle emploie environ 178 000 travailleurs au Québec, générant des retombées annuelles de près de 9,4 milliards de dollars.
Or, derrière chaque oeuvre s’active une armée de travailleurs de l’ombre dont le métier est aujourd’hui menacé par la crise sanitaire, travailleurs auxquels Le Devoir consacre une série.
Maquilleuse sur les plateaux de tournage depuis une vingtaine d’années, Marie-Lou Provençal exerce un métier spécialement affecté par la crise sanitaire. Pendant que les producteurs en télévision et en cinéma imaginent comment reprendre leurs activités en respectant les normes de distanciation, l’artisane doit résoudre la quadrature du cercle : maquiller un animateur, une actrice, des invités dans un show télé, c’est forcément entrer dans une bulle, celle du maquillé, qui doit bien faire moins de deux mètres (ou est-ce un mètre ? Un mètre et demi ?) de diamètre ?
Problème. Oubliez la distance, les pinceaux dans le visage. Du coup, pour Marie-Lou, comme pour tous ceux qui exercent la profession, quasiment tout s’est arrêté : « Je devais travailler sur le plateau d’une captation d’un show d’humour, raconte-telle. Il devait y avoir 800 personnes dans la salle ; la production a réduit la foule à 200 personnes, puis le 8 mars, elle a tout annulé en raison des risques. De toute façon, moi aussi ça commençait à me stresser parce que ça me mettait à risque — on ne parlait pas encore de masques ou de visières, aucun protocole n’avait été établi. »
Son agenda était rempli jusqu’à la fin du mois d’août, notamment avec les capsules préenregistrées de l’émission Prière de ne pas envoyer de
fleurs (ICI Télé) ou le tournage d’une
série avec Sophie Lorain, ce qui représente de longues heures de travail ; depuis la mi-mars, elle n’a pas repris ses pinceaux — en tout cas pas ceux de maquillage, Marie-Lou Provençal ayant d’abord une formation d’artiste-peintre. « Au départ, ce qui m’attirait, ce sont les couleurs, et travailler avec des pinceaux. J’imaginais devenir professeure d’arts plastiques. Puis j’ai entendu parler du maquillage et ça m’a attirée, les couleurs et la créativité qui viennent avec », dit l’artisane, longtemps maquilleuse à Musique Plus et à V Télé, qui a également suivi une formation au Cirque du Soleil.
Publié cette semaine, le guide des normes à l’usage du monde du spectacle de la CNESST est venu baliser le terrain. Le boulot reprendra au compte-gouttes en juillet selon des paramètres qui ont parfois des airs de casse-tête : « J’ai discuté avec la coordonnatrice de production pour savoir comment ça se passerait. Comment tourner une émission de cuisine dans ces conditions ? Chaque animateur aura sa propre loge ; je serai autorisée à entrer dans les loges, pas trop longtemps, pour faire le maquillage, mais les retouches, ce sont les animateurs eux-mêmes qui devront les faire. »
Le retour des tournages forcera les équipes de production à complètement revoir leurs façons de travailler, sur les plateaux et dans les loges. Ainsi, depuis le début de la pandémie, Marie-Lou Provençal et ses collègues (en majorité des travailleurs autonomes, pigistes ou contractuels) mènent des rondes de consultation en ligne pour imaginer l’après-COVID-19, avec le soutien de l’Alliance québécoise des techniciens et techniciennes de l’image et du son (AQTIS), qui la représente auprès des producteurs, elle et plus de 6000 autres ouvriers et artisans répartis dans 150 corps de métiers. « J’ai suivi une formation que l’AQTIS nous recommandait fortement pour savoir comment me protéger, protéger les autres et bien désinfecter notre équipement. »
Saisir la nature humaine
Exercer son métier lui manque autant que le contact avec ses modèles. Car pour se faire un nom dans les loges des plateaux de tournage, oui il faut avoir assimilé le cercle chromatique, oui, il faut la dextérité pour tracer de belles lignes ou faire de subtils fondus de couleur, mais il faut aussi savoir saisir la nature humaine.
« Il y a une dimension psychologique qui vient avec ce métier que tu n’apprends pas à l’école, relève MarieLou Provençal. Je n’avais pas réalisé à quel point il fallait aimer les gens avant de me lancer dans ce métier-là : 50 % du travail, c’est de la psychologie, le rapport aux autres. Il faut savoir comment approcher les gens, parfois les rendre à l’aise et même heureux d’apparaître à la télé. Ça prend de la sensibilité pour juger si une personne a envie d’être écoutée ou d’avoir du silence, parce que certains vivent un gros stress d’aller devant la caméra ou de passer à la télé. »
L’expérience de la maquilleuse lui permettra également de bien lire le visage du sujet : « Plus tu vois de visages, plus rapide sera ton évaluation te permettant de comprendre comment le maquiller. Chaque personne a une force dans son visage, il faut la voir et la souligner — ou, inversement, déterminer les traits que je peux enlaidir ou vieillir, selon le type de production », le tournage de fiction par exemple.
Nonobstant la personnalité du sujet — « Certains sont adorables, d’autres sont absolument détestables », dit la maquilleuse qui connaît les secrets de bien des vedettes, « mais être professionnelle, c’est se taire ! » —, certains visages représentent des défis plus grands que d’autres. « Il faut faire très attention aux gens qui ont des problèmes de peau et bien doser le maquillage. Il y a aussi ceux qui ont certaines allergies à des pigmentations. »
« Si j’ai plusieurs personnes à maquiller et que je constate qu’une d’elles a un visage plus difficile, j’essaie de l’analyser subtilement pendant que je maquille quelqu’un d’autre pour savoir comment je vais m’y prendre. Parce que je veux la mettre en confiance : je ne veux surtout pas lui faire sentir qu’elle n’est pas belle ou que le travail est plus difficile pour moi. Et ça, c’est tellement important. Je veux qu’elle se sente comme toutes les autres, je veux qu’elle sorte de la loge avec un beau sourire. »
Il y a une dimension psychologique qui vient avec ce métier que tu n’apprends pas à l’école. Je n’avais pas réalisé à quel point il fallait aimer les gens avant de me lancer dans ce métier-là : 50 % du travail, c’est de la psychologie, le rapport aux autres.
MARIE-LOU PROVENÇAL