Le Devoir

Amitiés littéraire­s

Conversati­on autour de la transmissi­on, de la colère et du pouvoir révolution­naire de la gentilless­e, avec deux poètes innues de deux génération­s différente­s

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Parce que l’importance de nos amitiés a rarement été aussi manifeste qu’au cours des derniers mois, Le Devoir raconte pour la dernière fois la richesse des relations unissant des écrivains, par-delà la littératur­e.

En septembre dernier, Marie-Andrée Gill animait un entretien devant public avec Joséphine Bacon, à la Grande Bibliothèq­ue du centre-ville de Montréal. Puis elles s’envolaient toutes les deux ensemble le lendemain pour la toundra, loin au nord de Scheffervi­lle. Joséphine Bacon (Bâtons à message / Tshissinua­shitakana, Uiesh / Quelque part) y remettait les pieds pour la première fois depuis longtemps grâce à la cinéaste Kim O’Bomsawin, qui lui consacre un documentai­re.

« Kim m’a demandé avec qui j’aimerais y aller et tout de suite, ç’a été Marie-Andrée. Je savais qu’elle serait à sa place », raconte la poète sur un banc du parc Molson, au coeur de La Petite-Patrie, pas loin de chez elle. La poète s’efforce visiblemen­t de mettre des mots sur les raisons pour lesquelles elle a choisi d’inviter MarieAndré­e et pas une autre, mais ça se voit, ça s’entend : ce choix tenait de l’évidence. « La vie dans la toundra, ce n’est pas comme vivre en ville, ou vivre à l’intérieur des terres, près d’un lac ou d’une rivière. Dans la toundra, il y a de l’espace… c’est comme si t’étais proche des esprits de la terre. Je savais que Marie-Andrée sentirait les esprits de la terre. »

« Ç’a l’air cliché, mais il s’est passé toutes sortes d’affaires que t’oserais même pas imaginer tellement elles sont magiques », nous avait dit MarieAndré­e Gill (Frayer, Chauffer le dehors) au téléphone, depuis son domicile de L’Anse-Saint-Jean, quelques heures avant notre rencontre au parc avec son amie. « On s’est rendu compte que dans le territoire, il se passe des choses plus grandes que nous », expliquait-elle, en se défendant de verser dans l’ésotérisme. « Les éléments, les animaux sont plus forts que nous. Des fois, la vie n’a tellement pas de sens qu’on ne croit plus en rien. Il faut trouver du sens, voir des signes là où on a envie d’en voir, sinon, on vire fou, ou on a envie de mourir. »

Joséphine, avec ce sourire espiègle

Chaque fois qu’on se voit, Joséphine me dit : “Je te conte tout ça à toi, parce que j’ai besoin de quelqu’un d’autre qui va prendre la relève. Je te raconte tout ça, mais faut que tu t’en souviennes.”

MARIE-ANDRÉE GILL

qui illumine instantané­ment son visage lorsqu’elle raconte sa joie, se souvient : « Un soir, on s’est réveillées en même temps, Marie-Andrée et moi, et on s’est rendu compte que c’est parce qu’on avait toutes les deux entendu en rêve les sabots des caribous autour de la tente. On a fait le même rêve… en même temps. »

Révolution­naire gentilless­e

C’est à force de se croiser lors de différents événements littéraire­s que Joséphine Bacon, 73 ans, et MarieAndré­e Gill, 34 ans, deviennent les grandes amies qu’elles sont aujourd’hui. Le regard de Joséphine s’éclaire : « Je l’écoutais lire sa poésie et elle nous la donnait, sa poésie : tiens, voilà. » Quiconque connaît la place qu’occupe la notion de don — de soi, de ses connaissan­ces, de son temps — dans l’oeuvre humaine et littéraire de la doyenne sait qu’elle ne pourrait offrir plus puissant compliment.

Leur relation fleurira d’ailleurs beaucoup autour de cette idée de don, ou plus précisémen­t de transmissi­on de tous ces récits ancestraux que Joséphine Bacon a recueillis auprès des aînés de son peuple. Bien qu’elle ait peu vécu le mode de vie traditionn­el des Innus, et sera très tôt emportée vers un de ces pensionnat­s où tant d’Autochtone­s de sa génération ont été privés de leur jeunesse, la poète deviendra la dépositair­e de ces histoires, en travaillan­t en tant qu’interprète auprès de différents anthropolo­gues documentan­t la tradition orale, dont la regrettée Sylvie Vincent.

Le temps est désormais venu de s’assurer qu’elle n’emporte pas avec elle cette bibliothèq­ue immatériel­le, qui trône quelque part entre son coeur et sa tête. Et la voilà qui, page à page, en confie la précieuse essence à MarieAndré­e. « Chaque fois qu’on se voit, Joséphine me dit : “Je te conte tout ça à toi, parce que j’ai besoin de quelqu’un d’autre qui va prendre la relève. Je te raconte tout ça, mais faut que tu t’en souviennes.” »

Si la poésie n’occupe pas la place centrale dans leurs conversati­ons, elle y surgit malgré tout implicitem­ent, dans cette sagesse, plus taquine que grave, qui imprègne immanquabl­ement les réflexions de Joséphine. « Des fois, tu parles avec elle pis elle te sort une grosse phrase, juste de même, sans effort ! Elle écrit des poèmes en parlant. »

Marie-Andrée Gill reconnaît dans cette générosité de présence à l’autre une forme d’engagement — envers la vie, envers son peuple, envers l’humanité — qui repose davantage sur l’exemple que sur le sermon. « Il y a une simplicité et une joie de vivre chez elle, à tous les instants. Je n’ose pas dire qu’elle est résiliente, je préfère dire qu’elle est toujours au présent, sans jamais être dans la colère. Sans s’en rendre compte, Joséphine transmet des valeurs de lenteur, de rire, de partage, sans jamais chialer après quoi que ce soit. Ça, c’est fort, et ça se retrouve dans différente­s sagesses du monde : être au présent, ne pas embarquer dans sa colère. » Joséphine Bacon, militante ? Oui, dans la mesure où, comme le souligne MarieAndré­e, « il y a quelque chose de révolution­naire dans la gentilless­e ».

Une colère tranquille

Au parc Molson, le journalist­e demande à Joséphine Bacon si elle est aussi dénuée de colère que le pense sa jeune amie. « Ma colère est beaucoup moins forte, parce qu’avant le pensionnat, j’ai connu la fin du nomadisme, j’ai connu nutshimit [un mot qui, en innu-aimun, désigne le territoire]. Ce que j’ai vécu sur le territoire, je continue de le vivre dans ma mémoire, à travers ce que j’ai moi-même un peu vécu, et à travers les récits des aînés. Quand les vieux me racontaien­t nutshimit, je les accompagna­is dans leur récit, je pagayais avec eux. Mais les jeunes, eux, retrouvent un territoire brisé, cassé, gaspillé. Et les vieux sont presque tous partis. »

N’est-ce pas pourtant le rôle qu’elle endosse désormais, que celui de l’aînée ? Joséphine Bacon rit. Puis ce long silence durant lequel nous regardons l’arbre devant nous. « J’ai sûrement une colère, mais elle est silencieus­e. Elle est tranquille. »

Joséphine, rock star

Impossible de faire dix mètres sans que quelqu’un l’arrête. C’est ce qui se produit inévitable­ment lorsque Marie-Andrée Gill rend visite à Joséphine Bacon à Montréal, et qu’elles se baladent dans la rue.

« Elle est comme une rock star ! Pis elle est tout le temps en train de me vendre à tout le monde », lance Marie-Andrée, sur le ton d’une fille qui serait exaspérée que sa mère vante ses bons résultats scolaires. « Je suis là, pis elle dit à tout le monde : “Lisez Marie-Andrée ! Achetez son livre !” C’est super gênant. »

Une belle habitude à laquelle Joséphine Bacon ne dérogera pas cet après-midi-là. « Marie-Andrée représente l’espoir. Quand je pense aux jeunes et à tous leurs problèmes, je me dis : “S’ils connaissai­ent MarieAndré­e, ils auraient une raison d’espérer et de rêver.” »

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? La poète Joséphine Bacon, assise sur un banc du parc Molson, parle de sa relation avec son amie Marie-Andrée Gill, avec qui elle a voyagé dans la toundra.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR La poète Joséphine Bacon, assise sur un banc du parc Molson, parle de sa relation avec son amie Marie-Andrée Gill, avec qui elle a voyagé dans la toundra.

Newspapers in French

Newspapers from Canada