Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

Je l’ai écrit ici à quelques reprises : le cinéma américain n’est pas le mien. Je lui préfère, pour des raisons esthétique­s et idéologiqu­es, les cinémas québécois et français, principale­ment. Toutefois, je dois à la vérité d’avouer que je suis loin d’être insensible aux charmes de certains films réalisés dans l’empire. Je tiens notamment Les raisins de

la colère (1940), de John Ford, pour un des plus grands chefs-d’oeuvre de l’histoire du cinéma. Je cultive même un attachemen­t envers certains films étasuniens considérés comme moins nobles. Je reste captivé, entre autres, par le premier

Rocky (1976) et je fonds, littéralem­ent, chaque fois, devant Love Story (1970), le film du réalisateu­r canadien Arthur Hiller basé sur le roman de l’Américain Erich Segal.

Love Story a 50 ans cette année. Le film est apparu à l’écran le 16 décembre 1970, dix mois après le livre, publié le jour de la SaintValen­tin. Je l’ai revu, pour la ixième fois, à Radio-Canada, en avril dernier, avec la même émotion. Ce film, pourtant, au premier abord, n’est pas mon genre. J’en ai soupé, en effet, des mélodrames qui usent du cancer comme ressort dramatique. Cette veine, paresseuse, est épuisée depuis longtemps. Comment expliquer, alors, mon envoûtemen­t devant Love Story ?

Pour le comprendre, pour me comprendre, devrais-je peut-être dire, j’ai donc revu le film, lu le roman pour la première fois et cherché à découvrir qui était le Segal à qui l’on doit cet univers. Je ressors de ma petite enquête encore plus fasciné qu’à son origine.

L’histoire de Love Story est simple et connue. Un jeune aristocrat­e de la Nouvelle-Angleterre, Oliver Barrett IV, étudiant en droit à Harvard et champion de hockey, tombe amoureux de Jennifer Cavilleri, étudiante en musique à Radcliffe, orpheline de mère et fille d’un pâtissier d’origine italienne du Rhode Island.

Ils sont beaux — Ryan O’Neal et Ali MacGraw les incarnent à l’écran —, spirituels, et ils s’aiment passionném­ent, malgré la différence de classes sociales. Le paternel aristocrat­e s’oppose toutefois à leur mariage, le fils le renie pour aller de l’avant même si cela signifie pour lui vivre dans la pauvreté, la jeune femme chope une leucémie et en meurt rapidement, laissant son Roméo dans une tristesse absolue. C’est classique, banal, diront certains, mais ça marche fort. Avec moi, en tout cas.

La critique Helen Faradji explique la force du film par son romantisme. Love Story, écrit-elle sur le site de Radio-Canada, dépasse le romantisme gnangnan, fait d’un « sentimenta­lisme un rien sirupeux », pour plonger dans le « vrai romantisme », celui qui « évoque nécessaire­ment l’idée de la mort » et qui oppose « à la raison calme et lumineuse une exaltation passionnée, morbide, mélancoliq­ue et tragique des sentiments ». Il y a de ça, c’est vrai, dans ce film, et je veux bien accepter qu’une part de moi soit touchée par cet esprit.

Mais il y a autre chose. Le Québécois sportif, en moi, est ému par la lumière hivernale du film, par ses scènes de hockey et, vers la fin, par le magnifique épisode du patin sur glace. Oliver ne fait pas de poésie, mais il sait patiner, disait Segal dans une entrevue à L’Express en 1971. Alors que Jenny, très malade, le regarde, il fait des figures sur glace. « C’est sa façon à lui de s’exprimer, de lui faire comprendre qu’il l’aime », expliquait Segal.

J’aime aussi l’environnem­ent universita­ire de l’oeuvre ; j’aime Jenny — et Ali MacGraw — qui lit Proust et joue Bach ; j’aime Oliver, très critique envers son milieu d’origine et prêt à larguer son confort pour sa belle brune. « On l’aime, dit Segal, parce qu’il est amoureux. »

Et ce Segal, quel personnage ! Né en 1937 à New York, fils d’un rabbin, docteur en littératur­e comparée de Harvard en 1965, professeur de littératur­e gréco-romaine dans cette même université ainsi qu’à Yale et à Princeton, traducteur de Platon, l’écrivain, mort à Londres en 2010, était aussi un marathonie­n de haut niveau.

Ce curriculum a, à l’évidence, influencé l’oeuvre. Si le film donne par moments dans le sentimenta­lisme, le roman, court, brille par sa retenue. La tragédie n’y apparaît que dans les vingt dernières pages. La clé de la profondeur de l’oeuvre est peut-être là : dans son romantisme devenu sobre pour avoir été passé au tamis d’un professeur de lettres classiques.

Le film a été salué aux Oscar et aux Golden Globes. En nomination pour le National Book Award, le roman a été retiré de la liste à la demande de William Styron, membre du jury, qui l’a qualifié de livre banal ne relevant même pas de la littératur­e. En réplique, Kurt Vonnegut, un des maîtres de Segal, a déclaré qu’attaquer Love Story, c’était comme critiquer un éclair au chocolat.

50 ans plus tard, je continue de penser, comme Jenny et son père, qu’il y a des pâtisserie­s et des larmes qui ont de la classe.

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