Le Devoir

Littératur­e québécoise

Avec L’exil vaut le voyage, un nouvel ouvrage entièremen­t écrit et dessiné à la main, l’écrivain nous invite à le relire

- CHRISTIAN DESMEULES

Il y a longtemps qu’il répète être fatigué, près de vingt ans, mais personne, dirait-on, n’a voulu le croire. Abonnés aux boutades et aux mots d’esprit de Dany Laferrière, ses lecteurs n’auront souvent vu dans cet aveu paradoxal que les étincelles d’un esprit vif et provocateu­r.

Dans la même veine que son Autoportra­it de Paris avec chat (Grasset et Boréal, 2018) et que Vers d’autres rives (Éditions de L’Aube et Boréal, 2019),

L’exil vaut le voyage est entièremen­t écrit et dessiné à la main, d’un même geste sans prétention, dans la grande tradition de l’art primitif haïtien.

Un volume de plus de 400 pages dans lequel l’écrivain, né à Port-auPrince en 1953, nous parle une fois encore, sous la forme de l’autobiogra­phie fantasmée, d’américanit­é, de ses premières années à Montréal, d’enjeux linguistiq­ues ou raciaux et de quelques-uns de ses écrivains fétiches.

Tout cela enveloppé du motif de l’exil, sans peur et sans regrets, qui sert ici de fil directeur à ce nouvel ouvrage.

Sous la forme d’une série de vignettes, L’exil vaut le voyage évoque tour à tour sa dernière nuit en Haïti avant son exil en 1976, ses premières années à Montréal, rend hommage à quelques commerçant­s montréalai­s issus de l’immigratio­n. On y trouve quelques pages didactique­s consacrées à des exilés notoires : Madame de Staël, Victor Hugo, Nelson Mandela, Mandelstam, Soljenitsy­ne ou Nabokov. Une conversati­on imaginaire avec Roland Barthes.

Sans oublier des portraits des écrivains Jean-Claude Charles, Norman Mailer et Salinger, du peintre américain Edward Hopper ou de la photograph­e Annie Leibovitz, en plus d’un hommage au peintre Kees Van Dongen — dont il apprécie assurément la palette contrastée. Un court voyage au Brésil. Une énième allusion à Baldwin, Bukowski ou Borges. Ailleurs, il recopie la lettre écrite que Toussaint Louverture adresse en 1802 à Napoléon Bonaparte, scellant l’exil du chef de la Révolution haïtienne.

L’art jamais perdu du recyclage

Le dessin d’escargot sur la couverture semble nous suggérer une forme de circularit­é. Comme ce petit gastéropod­e qui porte avec lui sa maison, Dany Laferrière, où qu’il se trouve — à Portau-Prince, à Montréal, à Miami ou à Paris —, où qu’il aille, déplace avec lui son petit bagage de souvenirs et de sensations, de lectures et de relectures, dans lequel il puise à volonté.

Vous êtes depuis longtemps lecteur de Dany Laferrière. Après vous être plongé dans L’exil vaut le voyage, peut-être serez-vous saisi d’une persistant­e impression de déjà-vu dès les premières pages.

Ce lecteur de Khalil Gibran croisé au carré Saint-Louis ? Cette designer japonaise prénommée Kero ? Les premiers souvenirs de la rue Saint-Denis à Montréal, des propriétai­res de la librairie Québec Amérique et du café La Galoche ?

Vous ne rêvez pas. Plusieurs de ces textes, vous les aurez déjà lus dans

Je suis fatigué, un recueil de récits d’abord paru chez Lanctôt en 2001 avant d’être repris, revu et augmenté chez Typo en 2005.

Même chose pour cet éloge du livre papier, pour « Le cinéma américain en 13 mythes urbains » et d’autres chapitres de L’exil vaut le voyage, déjà lus dans Je suis fatigué. Et lorsqu’il évoque un séjour en Guyane ou au Brésil, c’est qu’il reprend, enluminés de dessins de son cru, des bouts de chroniques parues dans le quotidien La Presse au milieu des années 2000. Si parfois il altère, rallonge ou nettoie, chez l’auteur de Pays sans chapeau, désormais, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Se moquer de l’étiquette

Écrire ou réécrire, lire ou relire, qu’importe de toute façon ? La distinctio­n semble être sans importance pour celui qui revendique depuis longtemps son allergie aux étiquettes, hormis celles de citoyen du Petit-Goâve de son enfance et, depuis 2015, d’académicie­n français.

Écrivain haïtien, québécois, migrant, antillais ? Adepte du métissage ? « Quand j’entends le mot métissage je sors mon pénis », écrit-il.

Un kaléidosco­pe de vignettes revendiqué comme « roman », employé ici comme un synonyme de fiction. Preuve s’il en fallait que l’auteur de

Je suis un écrivain japonais (Boréal, 2008) se joue de toutes les étiquettes — et de l’idée même de roman.

Dany Laferrière, qui aime rappeler la souveraine­té du lecteur et de l’écrivain, pousse loin aujourd’hui l’idée de cohérence de l’oeuvre, jusqu’à revisiter ses propres pages et à s’en faire à la fois le copiste et l’illustrate­ur. « Suis-je devenu un moine franciscai­n ? Plutôt bénédictin car je passe mon temps à recopier des textes à la main », écrit-il, sans que l’on se doute de l’ampleur de cette activité à laquelle il prend plaisir à s’adonner.

Il ne le fait pas, du reste, sans une certaine joie de vivre : « Si j’ai fait ce livre (dans faire il y a écrire et dessiner) c’est parce que j’en avais marre qu’on associe uniquement l’exil à une douleur. » Aussi : « On ne devrait jamais s’inquiéter de ses racines, un peu comme celui qui marche oublie naturellem­ent qu’il a des jambes. »

Mais si on apprécie l’audace — dessiner comme un enfant à près de soixante-dix ans, recopier des textes écrits il y a quinze ou vingt ans en leur donnant un nouvel emballage —, on goûte moins l’éternelle répétition du même à laquelle s’adonne l’auteur satisfait du

Journal d’un écrivain en pyjama et de L’art presque perdu de ne rien faire. Comme quoi la fatigue peut être contagieus­e.

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 ?? ÉDITIONS DU BORÉAL ?? Sous la forme d’une série de vignettes, L’exil vaut le voyage évoque sa dernière nuit en Haïti avant son exil en 1976. On y trouve quelques pages didactique­s consacrées à des exilés notoires : Madame de Staël, Victor Hugo, Nelson Mandela (photo du haut), Mandelstam, Soljenitsy­ne ou Nabokov.
ÉDITIONS DU BORÉAL Sous la forme d’une série de vignettes, L’exil vaut le voyage évoque sa dernière nuit en Haïti avant son exil en 1976. On y trouve quelques pages didactique­s consacrées à des exilés notoires : Madame de Staël, Victor Hugo, Nelson Mandela (photo du haut), Mandelstam, Soljenitsy­ne ou Nabokov.
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Dany Laferrière, Boréal, Montréal, 2020, 408 pages
L’exil vaut le voyage Dany Laferrière, Boréal, Montréal, 2020, 408 pages

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