Culture d’après
On a lu beaucoup, mais, surtout, le milieu a pu réitérer le rôle de la littérature comme composante démocratique essentielle et comme richesse locale
Le Devoir poursuit sa série sur les mutations forcées des secteurs culturels frappés par la pandémie. Après les arts de la scène, les écrans et les arts visuels, on se tourne vers le livre et son écosystème interrelié, prises de conscience à la clé.
Dans « la vie d’avant », 13 h, c’était le moment où moult férus de littérature syntonisaient Plus on est de
fous, plus on lit sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Dans « la vie de la pandémie », le 13 h a pris une tout autre signification.
Inlassablement, Marie-Louise Arsenault a monté la garde. Même si, au Québec, son émission nationale s’est trouvée amenuisée de sa première partie. « Les auditeurs tombaient sur nous, paf !, en plein milieu d’une phrase, sans contextualisation. J’ai eu peur qu’ils ne soient plus au rendezvous. » Mais non. L’émission a démontré de nouveau l’importance de la littérature comme composante démocratique essentielle. Comme outil critique et de remise en question.
C’est durant sa tenue que l’écrivain, médecin et poète Jean Désy, tout en reconnaissant les actions de la santé publique, a affirmé sentir « un vaste mouvement d’hystérie collective profonde ».
C’était le 31 mars, 9e jour du « Québec sur pause ». « Souvenezvous, rappelle l’animatrice. Nous étions dans la période où les journalistes se faisaient réprimander pour avoir posé des questions. Et Jean Désy, libre comme l’air, a lancé à quel point il trouvait épouvantable la docilité avec laquelle on avait accepté ce qui se passait. À quel point il n’en revenait pas qu’on ait fermé les librairies. Ses paroles, elles étaient subversives. Nous avons reçu autant de courriels d’auditeurs reconnaissants disant “oh, enfin, merci” que de messages outrés. »
Bien avant que des termes comme « anges gardiens » et « relance culturelle » n’évoquent le bruit d’un glissement d’ongle sur un tableau noir, Marie-Louise Arsenault a également orchestré une séance de mots à bannir spéciale pandémie. (« C’était défoulatoire ! »)
Car c’est aussi à cela que servent la littérature, et les discussions qu’elle engendre. « Quand tout le monde pense de la même façon, c’est dangereux. Il faut une autre perspective. Une parole allant à l’encontre du discours populaire. C’est le rôle des écrivains aussi. »
Un peu de recul et des valeurs sûres
Mais ce rôle sera-t-il aussi de rendre compte du confinement ? Durant les bientôt dix ans que Marie-Louise Arsenault est à la barre de Plus on est
de fous, plus on lit, elle a vu passer dans les écrits les grands événements. Elle énumère : le printemps étudiant, le mouvement #MoiAussi.
A-t-elle peur que la pandémie se glisse TROP dans la littérature ? Pas une seconde d’hésitation. « Oui ! répond-elle avant d’éclater de son rire signature. J’ai peur de l’opportunisme du marketing. Aux États-Unis et en France, des éditeurs misent déjà sur ce sujet. Mais les lecteurs vont-ils vraiment avoir envie de ça ? Si c’est bien écrit, probablement. Cela dit, peut-on bien écrire sur quelque chose qui vient à peine de se passer ? J’en doute fortement. Je pense que ça prend un minimum de recul. » Une exception pour elle, peut-être :
Wuhan, ville close, de Fang Fang, qui doit paraître le 9 septembre chez Stock. « Qu’une écrivaine talentueuse raconte son quotidien, c’est intéressant. Parce qu’on ne sait pas ce qui s’est passé en Chine, que c’est très opaque, et qu’il n’y a pas de liberté de presse. Maintenant, est-ce que j’ai hâte de lire la pléthore d’ouvrages qui sortiront sur le sujet ? Pas sûr. »
Mais pour certains, aborder la pandémie sera incontournable. « S’il n’y a pas de virus dans ma série, Léa Olivier devient une dystopie. » Catherine GirardAudet était en train d’écrire le 13e tome de sa superpopulaire série jeunesse. Son éditeur et frère Marc-André Audet, fondateur des Malins, l’a écoutée exposer son dilemme. Léa Olivier vit au rythme du réel. Et elle était précisément rendue à son bal de finissants.
C’est pourquoi elle sera confinée. Dans un tome du même titre divisé en deux parties. La première sortira début août. La seconde en novembre. Les fans de la blonde protagoniste, qui a désormais sa série télé, attendent toujours l’automne, et la tenue des salons du livre, pour découvrir « le nouveau Léa » et former des files devant le kiosque des Malins.
Sauf que de salons, il n’y a pour l’instant plus. Marc-André Audet, qui édite du jeunesse à 90 %, remarque que ces annulations sont cataclysmiques. « Comme on n’a pas le droit de faire de la publicité pour les jeunes, c’est à peu près le seul endroit où on peut rencontrer nos lecteurs. Surtout les moins de 13 ans, qui ne sont pas sur les réseaux sociaux. »
L’absence de ces lieux de rassemblement l’a poussé à déplacer de 10 à 15 % de la programmation d’automne en 2021. Plus précisément, toutes les séries inédites. « Comme on ne sait pas par quelle façon on va arriver à rejoindre les jeunes, on a misé sur nos valeurs sûres. »
Un point positif toutefois : pendant le confinement, les ventes en ligne de
La pandémie m’a appris à m’ouvrir les yeux, à m’inspirer de stratégies commerciales humaines qui valorisent la communauté, l’entraide, la culture et à les appliquer dans notre petit marché ANTOINE TANGUAY
titres tel Ma vie de gâteau sec d’Élizabeth Baril-Lessard ont cartonné. « Il y a eu des semaines où elles ont augmenté de 1000 % ! Mais jamais jamais jamais assez pour compenser les pertes subies en magasin. »
Valoriser l’entraide et la communauté
Des pertes, Antoine Tanguay en a également essuyé. Ses revenus se chiffrent à « peut-être 35 % de moins que l’an passé ». Mais même confiné, l’éditeur d’Alto a enchaîné les idées. Et un questionnement qui l’habite s’est accéléré. « Je pense que, dans une perspective de consommation de culture à distance, le rôle de l’éditeur peut changer. Même s’il est tenu dans un modèle assez traditionnel, c’est-à-dire d’imprimer des livres et de les vendre en librairie. »
Cette réflexion germait depuis un moment. La pandémie l’a, en quelque sorte, « réconforté dans cette vision ». « La crise a révélé des failles, pas seulement en culture. Elle a également mis au jour l’importance du commerce local. »
Le commerce local, justement. Jamais à court de bons flashs, le résident de Québec a décidé de proposer un accord livre-produits d’ici, dans le style mets-vin et l’esprit du panier bleu.
Dans un sac Alto réutilisable, écoresponsable, Un beau désastre de Christine Eddy est offert en combo avec, notamment, un baume à lèvres du producteur de miel de la basseville Alvéole. « Il est bon de s’encourager entre nous. »
Et même si en entendant le mot « Zoom », beaucoup ont envie de s’enrouler sous leurs couvertures pour ne plus jamais en ressortir, Antoine Tanguay a lancé des rencontres littéraires sur ladite plateforme, animées par Claudia Larochelle. Les places pour la première avec Hélène Dorion se sont envolées en 24 heures. Et une cinquantaine de personnes se sont retrouvées sur la liste d’attente. Il n’a suffi que d’un gazouillis et d’une publication Facebook. « C’est une drôle de formulation, mais la possibilité de créer des liens à distance, il va falloir s’y habituer. »
Mais surtout, la pandémie aura accéléré la mise en place d’un projet gigantesque du nom d’Aléa, appuyé par la SODEC et le Conseil des arts. Ou, comme le décrit Antoine Tanguay : « Une vaste machination littéraire où le lecteur se retrouve au centre de la reconstitution d’un mystère. Ce faisant, il doit déchiffrer des textes, des poèmes, des chansons, des photos, des artefacts de toutes sortes, disponibles sur une base Web. »
Dans la foulée, il a nommé sa collaboratrice Christiane Vadnais directrice de la recherche et développement. « Il faut creuser, se mettre en danger, chercher des histoires au sens très large à partager sur d’autres plateformes. »
Le lancement du premier titre de ce grand laboratoire, Les évaporés, est prévu pour 2021. Le scénario sera signé par Nicolas Dickner. Catherine Leroux et Alain Farah font aussi partie de la cinquantaine de participants. Antoine Tanguay travaille en complément à un jeu de cartes littéraire, à des aventures postales… « La pandémie m’a appris à m’ouvrir les yeux, à m’inspirer de stratégies commerciales humaines qui valorisent la communauté, l’entraide, la culture et à les appliquer dans notre petit marché. »
« Je ne dis pas qu’il faut devenir survivalistes de l’édition, ajoute-t-il. Reste que pendant un moment, on a perdu des points de contact physiques avec les librairies, et Renaud-Bray a brandi le spectre d’une éventuelle cession de ses activités en raison de problèmes financiers. Il faut se préparer à ce type de choses. »
Ventes en ligne et solidarité
Du côté de Renaud-Bray, justement, qui compte pour 40 % des ventes de livres au détail au Québec, les derniers mois ont été marqués par des moments difficiles. La fermeture définitive d’Olivieri en tête.
Suivant le décret du 23 mars, les quelque 50 points de vente (rouverts depuis) ont cessé leurs activités et 1200 employés sur 1500 ont temporairement été mis à pied. Ceux qui restaient ont été principalement affectés au commerce en ligne, rappelle Émilie L. Laguerre, directrice des communications du groupe. « Même si elles n’ont pas remédié à la fermeture des magasins, les ventes Web ont été exceptionnelles. Notre grand entrepôt, mis sur pied en 2009 pour desservir ces ventes, a démontré son importance. »
Surtout dans une période où Amazon a agi comme un rouleau compresseur féroce. Et où son p.-d.g., Jeff Bezos, a vu sa valeur nette augmenter de 30,6 % entre mars et mai. Ce qui porte le tout, comme le rapporte
Forbes, à un faramineux 108,18 milliards $CA.
« Ce qui nous a motivés, c’est notre responsabilité envers le milieu du livre, qui est interdépendant, remarque Émilie. Nous savions que les ventes que nous ferions pendant la pandémie allaient nourrir les éditeurs par la suite. C’était important pour nous de tenir bon. »
Les livres parascolaires d’exercices, les écrits de Boucar Diouf, et les derniers de Stephen King, de Lisa Gardner et de Louise Penny ont trôné au sommet des ventes. La peste de Camus a fracassé les records… dans les premiers jours. « Mais après, les lecteurs ont eu envie d’autre chose. »
« Personnellement, les textes sur le confinement, j’aurais tendance à les fuir autant que possible », lance pour sa part Martin Balthazar. Reste que le vice-président à l’édition du Groupe Ville-Marie se réjouit d’un titre allant dans ce sens. À savoir Daddy, qu’Antoine Charbonneau-Demers a publié en avril, en ligne et à compte d’auteur — et que VLB fera paraître en version papier en septembre. « La décision est beaucoup moins liée à la possibilité de faire écho au confinement que de simplement publier un texte absolument superbe écrit par un auteur que l’on aime, que l’on soutient. »
Comme son équipe a souhaité soutenir Rentrer son ventre et sourire.
Un premier roman de Laurence Beaudoin-Masse, initialement prévu en avril, qui vient de sortir aux éditions La Bagnole et qui offre un regard rempli de fraîcheur sur le monde des influenceurs.
Car il s’agit d’un véritable jeu de dominos avec lequel doit jongler le v.-p. du groupe Ville-Marie, qui compte trois maisons d’édition. Titres repoussés, reportés, replacés. « Tout le monde redoute une congestion, une surabondance de l’offre. Il faut s’assurer de trouver nos lecteurs. Et plus il y a de livres, plus c’est difficile. »