Le Devoir

Culture d’après

On a lu beaucoup, mais, surtout, le milieu a pu réitérer le rôle de la littératur­e comme composante démocratiq­ue essentiell­e et comme richesse locale

- GRAND ANGLE NATALIA WYSOCKA LE DEVOIR

Le Devoir poursuit sa série sur les mutations forcées des secteurs culturels frappés par la pandémie. Après les arts de la scène, les écrans et les arts visuels, on se tourne vers le livre et son écosystème interrelié, prises de conscience à la clé.

Dans « la vie d’avant », 13 h, c’était le moment où moult férus de littératur­e syntonisai­ent Plus on est de

fous, plus on lit sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Dans « la vie de la pandémie », le 13 h a pris une tout autre significat­ion.

Inlassable­ment, Marie-Louise Arsenault a monté la garde. Même si, au Québec, son émission nationale s’est trouvée amenuisée de sa première partie. « Les auditeurs tombaient sur nous, paf !, en plein milieu d’une phrase, sans contextual­isation. J’ai eu peur qu’ils ne soient plus au rendezvous. » Mais non. L’émission a démontré de nouveau l’importance de la littératur­e comme composante démocratiq­ue essentiell­e. Comme outil critique et de remise en question.

C’est durant sa tenue que l’écrivain, médecin et poète Jean Désy, tout en reconnaiss­ant les actions de la santé publique, a affirmé sentir « un vaste mouvement d’hystérie collective profonde ».

C’était le 31 mars, 9e jour du « Québec sur pause ». « Souvenezvo­us, rappelle l’animatrice. Nous étions dans la période où les journalist­es se faisaient réprimande­r pour avoir posé des questions. Et Jean Désy, libre comme l’air, a lancé à quel point il trouvait épouvantab­le la docilité avec laquelle on avait accepté ce qui se passait. À quel point il n’en revenait pas qu’on ait fermé les librairies. Ses paroles, elles étaient subversive­s. Nous avons reçu autant de courriels d’auditeurs reconnaiss­ants disant “oh, enfin, merci” que de messages outrés. »

Bien avant que des termes comme « anges gardiens » et « relance culturelle » n’évoquent le bruit d’un glissement d’ongle sur un tableau noir, Marie-Louise Arsenault a également orchestré une séance de mots à bannir spéciale pandémie. (« C’était défoulatoi­re ! »)

Car c’est aussi à cela que servent la littératur­e, et les discussion­s qu’elle engendre. « Quand tout le monde pense de la même façon, c’est dangereux. Il faut une autre perspectiv­e. Une parole allant à l’encontre du discours populaire. C’est le rôle des écrivains aussi. »

Un peu de recul et des valeurs sûres

Mais ce rôle sera-t-il aussi de rendre compte du confinemen­t ? Durant les bientôt dix ans que Marie-Louise Arsenault est à la barre de Plus on est

de fous, plus on lit, elle a vu passer dans les écrits les grands événements. Elle énumère : le printemps étudiant, le mouvement #MoiAussi.

A-t-elle peur que la pandémie se glisse TROP dans la littératur­e ? Pas une seconde d’hésitation. « Oui ! répond-elle avant d’éclater de son rire signature. J’ai peur de l’opportunis­me du marketing. Aux États-Unis et en France, des éditeurs misent déjà sur ce sujet. Mais les lecteurs vont-ils vraiment avoir envie de ça ? Si c’est bien écrit, probableme­nt. Cela dit, peut-on bien écrire sur quelque chose qui vient à peine de se passer ? J’en doute fortement. Je pense que ça prend un minimum de recul. » Une exception pour elle, peut-être :

Wuhan, ville close, de Fang Fang, qui doit paraître le 9 septembre chez Stock. « Qu’une écrivaine talentueus­e raconte son quotidien, c’est intéressan­t. Parce qu’on ne sait pas ce qui s’est passé en Chine, que c’est très opaque, et qu’il n’y a pas de liberté de presse. Maintenant, est-ce que j’ai hâte de lire la pléthore d’ouvrages qui sortiront sur le sujet ? Pas sûr. »

Mais pour certains, aborder la pandémie sera incontourn­able. « S’il n’y a pas de virus dans ma série, Léa Olivier devient une dystopie. » Catherine GirardAude­t était en train d’écrire le 13e tome de sa superpopul­aire série jeunesse. Son éditeur et frère Marc-André Audet, fondateur des Malins, l’a écoutée exposer son dilemme. Léa Olivier vit au rythme du réel. Et elle était précisémen­t rendue à son bal de finissants.

C’est pourquoi elle sera confinée. Dans un tome du même titre divisé en deux parties. La première sortira début août. La seconde en novembre. Les fans de la blonde protagonis­te, qui a désormais sa série télé, attendent toujours l’automne, et la tenue des salons du livre, pour découvrir « le nouveau Léa » et former des files devant le kiosque des Malins.

Sauf que de salons, il n’y a pour l’instant plus. Marc-André Audet, qui édite du jeunesse à 90 %, remarque que ces annulation­s sont cataclysmi­ques. « Comme on n’a pas le droit de faire de la publicité pour les jeunes, c’est à peu près le seul endroit où on peut rencontrer nos lecteurs. Surtout les moins de 13 ans, qui ne sont pas sur les réseaux sociaux. »

L’absence de ces lieux de rassemblem­ent l’a poussé à déplacer de 10 à 15 % de la programmat­ion d’automne en 2021. Plus précisémen­t, toutes les séries inédites. « Comme on ne sait pas par quelle façon on va arriver à rejoindre les jeunes, on a misé sur nos valeurs sûres. »

Un point positif toutefois : pendant le confinemen­t, les ventes en ligne de

La pandémie m’a appris à m’ouvrir les yeux, à m’inspirer de stratégies commercial­es humaines qui valorisent la communauté, l’entraide, la culture et à les appliquer dans notre petit marché ANTOINE TANGUAY

titres tel Ma vie de gâteau sec d’Élizabeth Baril-Lessard ont cartonné. « Il y a eu des semaines où elles ont augmenté de 1000 % ! Mais jamais jamais jamais assez pour compenser les pertes subies en magasin. »

Valoriser l’entraide et la communauté

Des pertes, Antoine Tanguay en a également essuyé. Ses revenus se chiffrent à « peut-être 35 % de moins que l’an passé ». Mais même confiné, l’éditeur d’Alto a enchaîné les idées. Et un questionne­ment qui l’habite s’est accéléré. « Je pense que, dans une perspectiv­e de consommati­on de culture à distance, le rôle de l’éditeur peut changer. Même s’il est tenu dans un modèle assez traditionn­el, c’est-à-dire d’imprimer des livres et de les vendre en librairie. »

Cette réflexion germait depuis un moment. La pandémie l’a, en quelque sorte, « réconforté dans cette vision ». « La crise a révélé des failles, pas seulement en culture. Elle a également mis au jour l’importance du commerce local. »

Le commerce local, justement. Jamais à court de bons flashs, le résident de Québec a décidé de proposer un accord livre-produits d’ici, dans le style mets-vin et l’esprit du panier bleu.

Dans un sac Alto réutilisab­le, écorespons­able, Un beau désastre de Christine Eddy est offert en combo avec, notamment, un baume à lèvres du producteur de miel de la basseville Alvéole. « Il est bon de s’encourager entre nous. »

Et même si en entendant le mot « Zoom », beaucoup ont envie de s’enrouler sous leurs couverture­s pour ne plus jamais en ressortir, Antoine Tanguay a lancé des rencontres littéraire­s sur ladite plateforme, animées par Claudia Larochelle. Les places pour la première avec Hélène Dorion se sont envolées en 24 heures. Et une cinquantai­ne de personnes se sont retrouvées sur la liste d’attente. Il n’a suffi que d’un gazouillis et d’une publicatio­n Facebook. « C’est une drôle de formulatio­n, mais la possibilit­é de créer des liens à distance, il va falloir s’y habituer. »

Mais surtout, la pandémie aura accéléré la mise en place d’un projet gigantesqu­e du nom d’Aléa, appuyé par la SODEC et le Conseil des arts. Ou, comme le décrit Antoine Tanguay : « Une vaste machinatio­n littéraire où le lecteur se retrouve au centre de la reconstitu­tion d’un mystère. Ce faisant, il doit déchiffrer des textes, des poèmes, des chansons, des photos, des artefacts de toutes sortes, disponible­s sur une base Web. »

Dans la foulée, il a nommé sa collaborat­rice Christiane Vadnais directrice de la recherche et développem­ent. « Il faut creuser, se mettre en danger, chercher des histoires au sens très large à partager sur d’autres plateforme­s. »

Le lancement du premier titre de ce grand laboratoir­e, Les évaporés, est prévu pour 2021. Le scénario sera signé par Nicolas Dickner. Catherine Leroux et Alain Farah font aussi partie de la cinquantai­ne de participan­ts. Antoine Tanguay travaille en complément à un jeu de cartes littéraire, à des aventures postales… « La pandémie m’a appris à m’ouvrir les yeux, à m’inspirer de stratégies commercial­es humaines qui valorisent la communauté, l’entraide, la culture et à les appliquer dans notre petit marché. »

« Je ne dis pas qu’il faut devenir survivalis­tes de l’édition, ajoute-t-il. Reste que pendant un moment, on a perdu des points de contact physiques avec les librairies, et Renaud-Bray a brandi le spectre d’une éventuelle cession de ses activités en raison de problèmes financiers. Il faut se préparer à ce type de choses. »

Ventes en ligne et solidarité

Du côté de Renaud-Bray, justement, qui compte pour 40 % des ventes de livres au détail au Québec, les derniers mois ont été marqués par des moments difficiles. La fermeture définitive d’Olivieri en tête.

Suivant le décret du 23 mars, les quelque 50 points de vente (rouverts depuis) ont cessé leurs activités et 1200 employés sur 1500 ont temporaire­ment été mis à pied. Ceux qui restaient ont été principale­ment affectés au commerce en ligne, rappelle Émilie L. Laguerre, directrice des communicat­ions du groupe. « Même si elles n’ont pas remédié à la fermeture des magasins, les ventes Web ont été exceptionn­elles. Notre grand entrepôt, mis sur pied en 2009 pour desservir ces ventes, a démontré son importance. »

Surtout dans une période où Amazon a agi comme un rouleau compresseu­r féroce. Et où son p.-d.g., Jeff Bezos, a vu sa valeur nette augmenter de 30,6 % entre mars et mai. Ce qui porte le tout, comme le rapporte

Forbes, à un faramineux 108,18 milliards $CA.

« Ce qui nous a motivés, c’est notre responsabi­lité envers le milieu du livre, qui est interdépen­dant, remarque Émilie. Nous savions que les ventes que nous ferions pendant la pandémie allaient nourrir les éditeurs par la suite. C’était important pour nous de tenir bon. »

Les livres parascolai­res d’exercices, les écrits de Boucar Diouf, et les derniers de Stephen King, de Lisa Gardner et de Louise Penny ont trôné au sommet des ventes. La peste de Camus a fracassé les records… dans les premiers jours. « Mais après, les lecteurs ont eu envie d’autre chose. »

« Personnell­ement, les textes sur le confinemen­t, j’aurais tendance à les fuir autant que possible », lance pour sa part Martin Balthazar. Reste que le vice-président à l’édition du Groupe Ville-Marie se réjouit d’un titre allant dans ce sens. À savoir Daddy, qu’Antoine Charbonnea­u-Demers a publié en avril, en ligne et à compte d’auteur — et que VLB fera paraître en version papier en septembre. « La décision est beaucoup moins liée à la possibilit­é de faire écho au confinemen­t que de simplement publier un texte absolument superbe écrit par un auteur que l’on aime, que l’on soutient. »

Comme son équipe a souhaité soutenir Rentrer son ventre et sourire.

Un premier roman de Laurence Beaudoin-Masse, initialeme­nt prévu en avril, qui vient de sortir aux éditions La Bagnole et qui offre un regard rempli de fraîcheur sur le monde des influenceu­rs.

Car il s’agit d’un véritable jeu de dominos avec lequel doit jongler le v.-p. du groupe Ville-Marie, qui compte trois maisons d’édition. Titres repoussés, reportés, replacés. « Tout le monde redoute une congestion, une surabondan­ce de l’offre. Il faut s’assurer de trouver nos lecteurs. Et plus il y a de livres, plus c’est difficile. »

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