Sur le masque obligatoire dans certains lieux publics
Le 12 juin dernier, une trentaine de microbiologistes, infectiologues, urgentologues et épidémiologistes (j’en suis un) demandaient aux autorités d’imposer le masque non médical dans les transports collectifs et autres lieux publics où la distanciation est insuffisante ou impraticable. Nous appuyions notre revendication sur les études scientifiques imparfaites disponibles, sur les avis récents de l’OMS et de la CDC (santé publique américaine), sur le fait qu’un déconfinement diminue forcément la distanciation physique et sur un sondage montrant que la population accepterait une telle obligation.
Cette semaine, le professeur Yves Gingras, directeur scientifique de l’observatoire des sciences et des technologies de l’UQAM, a attaqué notre position dans les pages du Devoir en nous faisant essentiellement un procès d’intention. Curieusement, ce scientifique n’avance aucun argument logique ou physique contre le port du masque et il n’invoque ni étude scientifique ni données empiriques.
Sa diatribe repose sur des paralogismes navrants qui contournent et détournent de la question scientifique : le « faux dilemme » (des médecins médiatisés ne peuvent pas être scientifiques), l’attaque « ad hominem » (un des signataires a magnifié la chloroquine ; les signataires jouent sur leur notoriété), le sophisme de « l’épouvantail » (les arguments pro-masque relèvent du « sens commun » et de « l’intuition »), « l’argument d’autorité » (si le premier ministre et le docteur Arruda s’appuient sur la science, qui peut invoquer la science pour aller plus loin qu’eux ?). Ce directeur scientifique professe ainsi une conception absolutiste, naïve et fallacieuse d’une science immuable et indubitable.
La science évolue constamment et est rarement précise à propos de phénomènes impliquant des facteurs sociétaux comme les épidémies. Toutes les études épidémiologiques sont imparfaites, mais on doit agir sur la base des données disponibles. On doit se baser sur la « prépondérance de la preuve » à un moment donné et sur les risques et inconvénients des décisions que l’on prend. Plusieurs centaines de médecins et d’experts canadiens et américains font pression sur leurs gouvernements et leurs autorités sanitaires pour rendre le port du masque obligatoire dans les lieux publics fermés. Ce ne sont pas des « médecins médiatiques », comme le prétend Yves Gingras avec mépris. Ils ne se mobilisent pas sans une prépondérance de données scientifiques.
Données scientifiques
L’OMS et les CDC (Centers for Disease Control, aux États-Unis) ont appris et reconnu fin mars que la COVID-19 se répand en partie par l’intermédiaire de gens asymptomatiques ou présymptomatiques, surtout par des gouttelettes respiratoires lors de contacts rapprochés. Cela a donné une nouvelle importance au port du masque comme mesure-barrière. La revue exhaustive d’études scientifiques commanditée ces derniers mois par l’OMS, menée par Chu et coll. et publiée dans The Lancet le 1er juin, montre statistiquement que le port de masques autres que le N95 diminuerait significativement la transmission des coronavirus, même hors du milieu hospitalier. Deux grandes études dites « de corrélation » publiées ce printemps montrent clairement que les pays où l’on porte le masque « culturellement » (ex. Taïwan) ou qui ont imposé le port du masque (ex. la Tchéquie) sont venus à bout de la première vague de COVID-19 bien plus rapidement ou à bien moindre coût en vies humaines, en hospitalisations et en pertes économiques que les pays où l’on ne portait pas le masque. Publiées également ce printemps, deux grandes modélisations mathématiques ont appliqué des modèles épidémiques reconnus et ont conclu à la nécessité d’ajouter le port généralisé du masque aux autres mesures-barrières pour contenir la pandémie.
Ces études ont toutes des limites scientifiques. Une seule étude serait peu convaincante, mais ensemble, et par leur diversité méthodologique et d’expertises, elles ont une force imposante. Limitée, mais imposante. Ceux qui prétendent que les études et données en faveur du masque obligatoire dans les lieux publics sont « très discutables » ou « contestées » n’ont que des supputations sociologiques spécieuses comme arguments ; ils n’ont ni études ni données pour justifier leur négationnisme. Dans le cas contraire, qu’ils les citent. Que des gens contestent le poids des études sur lesquelles nous nous appuyons, très bien, et nous devrons nous corriger si nous avons tort. Mais qu’ils avancent pour ce faire des faits, des arguments scientifiques étayés ou des données probantes. Sinon, qu’ils s’en tiennent à des arguments sociopolitiques, qui peuvent avoir une validité sur ce plan, mais pas sur le plan scientifique.