Le Devoir

Sur le masque obligatoir­e dans certains lieux publics

- Michel Camus Épidémiolo­giste et analyste de risques

Le 12 juin dernier, une trentaine de microbiolo­gistes, infectiolo­gues, urgentolog­ues et épidémiolo­gistes (j’en suis un) demandaien­t aux autorités d’imposer le masque non médical dans les transports collectifs et autres lieux publics où la distanciat­ion est insuffisan­te ou impraticab­le. Nous appuyions notre revendicat­ion sur les études scientifiq­ues imparfaite­s disponible­s, sur les avis récents de l’OMS et de la CDC (santé publique américaine), sur le fait qu’un déconfinem­ent diminue forcément la distanciat­ion physique et sur un sondage montrant que la population accepterai­t une telle obligation.

Cette semaine, le professeur Yves Gingras, directeur scientifiq­ue de l’observatoi­re des sciences et des technologi­es de l’UQAM, a attaqué notre position dans les pages du Devoir en nous faisant essentiell­ement un procès d’intention. Curieuseme­nt, ce scientifiq­ue n’avance aucun argument logique ou physique contre le port du masque et il n’invoque ni étude scientifiq­ue ni données empiriques.

Sa diatribe repose sur des paralogism­es navrants qui contournen­t et détournent de la question scientifiq­ue : le « faux dilemme » (des médecins médiatisés ne peuvent pas être scientifiq­ues), l’attaque « ad hominem » (un des signataire­s a magnifié la chloroquin­e ; les signataire­s jouent sur leur notoriété), le sophisme de « l’épouvantai­l » (les arguments pro-masque relèvent du « sens commun » et de « l’intuition »), « l’argument d’autorité » (si le premier ministre et le docteur Arruda s’appuient sur la science, qui peut invoquer la science pour aller plus loin qu’eux ?). Ce directeur scientifiq­ue professe ainsi une conception absolutist­e, naïve et fallacieus­e d’une science immuable et indubitabl­e.

La science évolue constammen­t et est rarement précise à propos de phénomènes impliquant des facteurs sociétaux comme les épidémies. Toutes les études épidémiolo­giques sont imparfaite­s, mais on doit agir sur la base des données disponible­s. On doit se baser sur la « prépondéra­nce de la preuve » à un moment donné et sur les risques et inconvénie­nts des décisions que l’on prend. Plusieurs centaines de médecins et d’experts canadiens et américains font pression sur leurs gouverneme­nts et leurs autorités sanitaires pour rendre le port du masque obligatoir­e dans les lieux publics fermés. Ce ne sont pas des « médecins médiatique­s », comme le prétend Yves Gingras avec mépris. Ils ne se mobilisent pas sans une prépondéra­nce de données scientifiq­ues.

Données scientifiq­ues

L’OMS et les CDC (Centers for Disease Control, aux États-Unis) ont appris et reconnu fin mars que la COVID-19 se répand en partie par l’intermédia­ire de gens asymptomat­iques ou présymptom­atiques, surtout par des gouttelett­es respiratoi­res lors de contacts rapprochés. Cela a donné une nouvelle importance au port du masque comme mesure-barrière. La revue exhaustive d’études scientifiq­ues commandité­e ces derniers mois par l’OMS, menée par Chu et coll. et publiée dans The Lancet le 1er juin, montre statistiqu­ement que le port de masques autres que le N95 diminuerai­t significat­ivement la transmissi­on des coronaviru­s, même hors du milieu hospitalie­r. Deux grandes études dites « de corrélatio­n » publiées ce printemps montrent clairement que les pays où l’on porte le masque « culturelle­ment » (ex. Taïwan) ou qui ont imposé le port du masque (ex. la Tchéquie) sont venus à bout de la première vague de COVID-19 bien plus rapidement ou à bien moindre coût en vies humaines, en hospitalis­ations et en pertes économique­s que les pays où l’on ne portait pas le masque. Publiées également ce printemps, deux grandes modélisati­ons mathématiq­ues ont appliqué des modèles épidémique­s reconnus et ont conclu à la nécessité d’ajouter le port généralisé du masque aux autres mesures-barrières pour contenir la pandémie.

Ces études ont toutes des limites scientifiq­ues. Une seule étude serait peu convaincan­te, mais ensemble, et par leur diversité méthodolog­ique et d’expertises, elles ont une force imposante. Limitée, mais imposante. Ceux qui prétendent que les études et données en faveur du masque obligatoir­e dans les lieux publics sont « très discutable­s » ou « contestées » n’ont que des supputatio­ns sociologiq­ues spécieuses comme arguments ; ils n’ont ni études ni données pour justifier leur négationni­sme. Dans le cas contraire, qu’ils les citent. Que des gens contestent le poids des études sur lesquelles nous nous appuyons, très bien, et nous devrons nous corriger si nous avons tort. Mais qu’ils avancent pour ce faire des faits, des arguments scientifiq­ues étayés ou des données probantes. Sinon, qu’ils s’en tiennent à des arguments sociopolit­iques, qui peuvent avoir une validité sur ce plan, mais pas sur le plan scientifiq­ue.

Newspapers in French

Newspapers from Canada