Des soins plutôt que des armes
En pleine vague de chaleur extrême cette semaine, la Direction régionale de santé publique de Montréal publiait un appel à la solidarité envers les personnes particulièrement vulnérables aux canicules. Parmi celles-ci, on compte les personnes atteintes d’un problème de santé mentale, y compris la dépendance aux drogues ou à l’alcool — une population qui s’est multipliée depuis la crise de la COVID-19. Et déjà l’an dernier, Québec estimait que 12 % de la population présentait des troubles de santé mentale, soit un peu plus d’un million de personnes.
On l’a déjà dit souvent : la santé mentale, c’est la pandémie dans la pandémie. Or, si la COVID-19 a fait des ravages aussi importants auprès des personnes âgées, c’est que le sous-financement et la privatisation des soins de santé aux aînés avaient laissé le système particulièrement incapable d’offrir une réponse décente à la crise actuelle. On a moins réfléchi, pour le moment, à l’impact de ce même sous-financement et de cette même privatisation sur l’épidémie de troubles anxieux et dépressifs au Québec.
On sait tous pourtant, depuis longtemps, comment il est difficile d’avoir accès à de la psychothérapie au Québec dans des délais raisonnables, à moins d’être déjà en situation de crise grave ou d’avoir les moyens de se payer les ressources du privé. Comment peut-on accepter que l’accès à l’aide professionnelle dépende ainsi du revenu des citoyens, dans un pays si fier de la prétendue universalité de son assurance maladie ? Dans son budget présenté en mars, le gouvernement du Québec annonçait fièrement qu’il comptait investir 261,4 millions sur 5 ans afin d’accroître les services en santé mentale, dont 68,9 millions pour l’année en cours — sur le total du budget de 45,4 milliards alloués au MSSS. Quelques cennes de fond de tiroir, quoi.
Ce manque de ressources mène à une amplification des symptômes des personnes atteintes de problème de santé mentale, jusqu’à la crise et jusqu’à ce moment où les proches, dépassés, composent le 911 pour obtenir l’aide des services d’urgence. Dans ces cas, ce sont les corps policiers qui sont le plus souvent dépêchés pour intervenir, même lorsqu’on espérait plutôt une ambulance.
Depuis les dernières semaines, les cas de personnes grièvement blessées ou tuées par des policiers alors qu’elles étaient en crise se multiplient. Le 27 mai, Regis KorchinskiPaquet, une femme noire de 29 ans, est tombée du 24e étage de son immeuble de Toronto alors que la police était sur les lieux pour vérifier son état de santé. La police avait initialement annoncé qu’il s’agissait d’un suicide, puis la famille a révélé que les derniers mots de la victime furent : « Maman ! À l’aide ! » Le 4 juin, Chantel Moore, une femme autochtone de 26 ans, est décédée après avoir reçu cinq balles de la GRC venue vérifier son état de santé à Edmundston, au Nouveau-Brunswick. Le 12 juin, c’est Rodney Levi, un homme micmac de 48 ans, qui est mort à son tour de blessures infligées par les balles de la GRC. La police est intervenue alors qu’il déambulait seul sur la route à proximité de Miramichi, avec en sa possession des couteaux — ce qui ne constitue pas en soi, faut-il le dire, un motif raisonnable pour être tué par qui que ce soit.
Samedi dernier, le 20 juin, Ejaz Ahmed Choudry, 62 ans, a lui aussi perdu la vie sous les balles des policiers dans son propre appartement de Mississauga, en banlieue de Toronto. Les policiers sont entrés chez lui par son balcon, au deuxième étage, car l’homme atteint de schizophrénie ne répondait plus à leurs communications. Des membres de la famille, qui étaient sur les lieux, ont averti les agents que l’homme, qui ne parlait pas anglais, avait peur des policiers vu la paranoïa liée à sa condition. Une vidéo de la scène circule désormais en ligne : on y voit et entend les policiers ouvrir la porte en criant et faire feu à sept reprises avec différentes armes, le tout en dix secondes.
Deux jours plus tard, soit lundi soir, c’était au tour de Marc Savage, 53 ans, de perdre la vie sous les balles de la SQ dans la résidence de son ex-conjointe à Lavaltrie, dans Lanaudière. Selon les informations rendues publiques par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), M. Savage aurait demandé de retourner dans la résidence pour y récupérer son portefeuille et d’autres effets personnels. Une fois à l’intérieur, il aurait tenté de s’infliger à lui-même des blessures avec un couteau, moment lors duquel un agent a fait feu deux fois. Le BEI n’indique nulle part que l’homme aurait posé un danger pour toute personne présente sur les lieux, sinon lui-même.
Est-ce que toutes les interventions policières faites auprès de personne en crise se déroulent ainsi ? Bien sûr que non. Est-ce qu’assez de cas tournent mal pour briser la confiance du public envers le 911 ? Une enquête de CBC a déjà montré qu’entre 2000 et 2017, 70 % des personnes mortes aux mains de la police souffraient d’un trouble de santé mentale ou de toxicomanie. Et mardi, le Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH), le plus gros hôpital en santé mentale au pays, a déclaré que les policiers ne devraient plus être sur la première ligne pour répondre à ce genre d’urgence, que la situation avait perduré depuis trop longtemps et que les patients et leurs familles méritaient mieux.
Le CAMH souhaite plutôt que le Canada s’inspire des modèles internationaux où ce sont des professionnels en santé mentale qui répondent aux urgences de santé mentale, et que des investissements massifs soient consacrés à la santé mentale communautaire afin de régler le problème à la source.
Cette faillite du système est aussi importante que celle qui s’est dévoilée à nos yeux dans les CHSLD. Sans un changement de paradigme profond, les histoires horribles continueront de s’accumuler. Et même plus rapidement encore, avec cette chaleur.