La Fête de nos temps suspendus
Drôle de Fête nationale ! Sans feux, autres que ceux au Lac-Saint-Jean — et ceux-là pas joyeux du tout. Sans rassemblements non plus parmi 700 sites bourdonnants. Avec un spectacle virtuel diffusé mardi soir sur quatre chaînes. Durant la grande pause, on s’était habitués à des communions quotidiennes devant les points de presse de nos dirigeants à la télé. Ensemble, chacun chez soi. Ainsi va la vie au temps de la COVID-19.
En fond de scène de la fête, l’ivresse des déconfinements jette désormais trop de masques au vent. Le Québec demeure le territoire le plus endeuillé au pays par un virus qui n’a pas dit son dernier mot. Et tant d’emplois se sont perdus. Rien ne sera plus pareil pendant un long moment sur nos scènes et dans le quotidien de chacun. Pour toutes sortes de raisons. Car il s’en est passé, des choses, au cours de cette parenthèse collective.
Prenez Didier Lucien, grand comédien et metteur en scène québécois qui aura mis du temps à se tailler son juste chemin au théâtre comme sur les écrans. D’origine haïtienne, lui qui s’était longtemps senti exclu de cette Saint-Jean pure laine est porte-parole du spectacle de la Fête nationale. Il avait accepté la fonction avant la pandémie et avant le vent de contestation antiracisme qui a suivi l’assassinat de George Floyd. Par-delà son envie de faire la fête avec tout le monde, l’artiste disait rêver le Québec autrement, plus inclusif.
De fait, cette célébration en musique de mardi se sera mise sous le signe de l’unisson en s’offrant une vocation rassembleuse. « On peut revendiquer quelque chose de différent, quelque chose d’inédit. Le début du mondisme », lançait d’entrée de jeu Fred Pellerin.
Des artistes de toutes couleurs et de plusieurs origines dans le bel amphithéâtre de Trois-Rivières se répondaient ou se succédaient, de Richard Séguin à Gregory Charles au piano, de Corneille à Michel Rivard et aux Trois Accords, en passant par Marie-Mai, David Goudreault, Hubert Lenoir, Coeur de pirate, Paul Piché, Alexandra Stréliski déchaînée sur son clavier, et tant d’autres. Roch Voisine a entonné joyeusement Bobépine, reprise en choeur. Certains se sont joints au noyau trifluvien de leur balcon, de leur toit, ou même de leur salle, comme l’OSM, l’Orchestre Métropolitain et l’Orchestre de l’Estuaire accompagnant Diane Dufresne pour son émouvante interprétation de Mais vivre de Cyril Mokaiesh.
Une mise en scène impeccable de Jean-François Blais, plusieurs moments de grâce et des prises de vue souvent exceptionnelles ; les interprètes ont offert le meilleur d’eux-mêmes devant des chaises vides. Les animateurs Pierre Lapointe et Ariane Moffatt tout autant. Mais le souci d’extrême qualité, la distanciation physique et la pression sans doute conféraient à ces prestations sans bavures un certain détachement. Davantage que lors des spectacles virtuels plus brouillons Une chance qu’on s’a et En direct de l’univers, diffusés au coeur de la pandémie à la mi-mai dans un climat de peur mêlée d’espoir.
Rebâtir des ponts pour rebâtir des ponts, la communauté anglophone fut la grande oubliée de la célébration. La langue officielle du Québec est le français et la Saint-Jean demeure l’occasion en or de lui rendre hommage, mais nos héritages sont multiples, à travers les aléas de l’histoire comme dans notre trame musicale collective. Elisapie Isaac a bien chanté en inuktitut. Faire interpréter une complainte de Cohen n’aurait été contesté par personne, tout en envoyant vraiment ce message d’unisson à la ronde, pas seulement là où ça nous arrange.
J’ignore si les crises des derniers temps ont rassemblé ou éloigné les Québécois. Les vrais bilans viendront plus tard. Mais la peur des contacts humains n’est pas au bord de s’effacer et bien des débats autour du racisme systémique ont engendré la division. Des accusations de Jagmeet Singh à Ottawa contre un député du Bloc québécois sont venues jeter de l’huile sur le feu. Certains se sont crispés en sentant la Loi sur la laïcité attaquée. Reste que le racisme et le rejet demeurent ancrés dans l’inconscient collectif de bien des peuples, dépassant les frontières des langues et des continents.
En même temps, forte est l’envie de festoyer entre nous, même à distance. De croire que la Fête nationale n’arrive pas après des moments terribles et perturbants, mais au début d’une ère de retrouvailles sous le soleil du solstice porteur de moiteur et d’oubli.
Il y a tout ça sous notre drapeau fleurdelisé de 2020 et son spectacle. Retenons sa promesse. Les temps suspendus offrent l’occasion de faire mieux qu’hier, pour sauver l’environnement et regarder « l’autre » d’un autre oeil. « C’est de notre multitude que naît notre richesse », lançait Elisapie Isaac. On veut bien la croire.