La géographie d’Eman
Le MC, membre d’Alaclair Ensemble, devance la parution de son album pour combler le vide d’un été sans concerts
Ce devait être, raconte Eman, le plus gros été en carrière d’Alaclair Ensemble. « D’énormes contrats », un été à parcourir les scènes du Québec, on imagine très bien aussi qu’un saut en Europe était dans les cartons, « c’était très hype ». L’annulation des projets estivaux aura au moins un bon côté : ça nous permet d’entendre plus tôt que prévu 1036, le nouvel album « qui parle de nourriture organique, de succès et de sport », presque entièrement composé, textes et rythmiques, par l’estimé rappeur, dans son home studio tout neuf.
Quatre jours avant le début du confinement, se rappelle Eman, il faisait encore la finition de son studio. « C’est comme si tous les éléments étaient réunis pour que je termine l’enregistrement du disque, réalise Eman. Wow ! J’avais tout le temps dont j’avais besoin. Tous les matins, je travaillais deux ou trois heures dessus. À peu près tout était déjà enregistré, mais il restait le mix, le mastering, un peu de travail sur les arrangements. C’est une fierté pour moi d’avoir travaillé tous les beats » pour une première fois sur un disque complet (après ceux du EP Maison paru en mars 2019) sans son fidèle collaborateur Vlooper, principal architecte sonore d’Alaclair Ensemble.
Sur le plan esthétique, il y a une distinction claire à faire entre le travail d’Eman X Vlooper des fameux albums XXL (2014) et LA JOIE (2017) et celui de 1036. Les rythmiques sont moins abstraites, plus terre à terre, un fin amalgame d’ambiances boom-bap et de trap coloré par l’emploi d’instruments joués live, quand les couleurs électroniques de Vlooper suggèrent de tout autres émotions.
Il y a surtout le ton employé par Eman sur ce disque : d’une remarquable clarté. Chaque syllabe bien découpée de sa voix franche, légèrement éraillée, que l’on découvre
[1036], c’est l’adresse où on a vraiment développé notre son. J’habitais pas loin, dans le quartier Saint-JeanBaptiste ; j’étais comme le coloc qui n’a jamais été coloc. C’est un lieu important pour la communauté rap de Québec qui appartient à une autre époque. [...] »
C’est là que la gang d’Alaclair s’est rencontrée. EMAN
étonnamment à l’aise sur les passages chantés, comme sur le refrain de la superbe Les étoiles. Une posture qu’il attribue à la musique qu’il a écoutée ces derniers mois, « mais à cause du défi que je me suis lancé au début de la création de l’album : [sur mes précédents enregistrements], je ne me trouvais pas assez compréhensible. Parfois, à cause des effets de haute voltige dans mon flow et des effets de sons de voix — que j’adore faire ! —, on perdait le sens des mots, du texte. J’avais besoin de me mettre au défi d’être plus facilement compréhensible sur le plan du texte ».
« Et puis, y a le fait que j’enregistre tout seul, chez moi, ça joue probablement aussi, ajoute Eman. Je pouvais prendre le temps d’enregistrer ma voix — je n’avais pas de rendez-vous planifié [en studio] depuis quelques jours durant lesquels je dois livrer la marchandise au bon moment. Je pense que ça transparaît dans l’album. »
1036, c’est tout lui, avec tout de même le concours des amis. Le complice d’Alaclair Claude Bégin, au premier chef, première oreille du travail d’Eman, officiellement cocrédité de la dernière chanson, Accrophone, rappel du duo qu’ils formaient dans les années 1990. Rappel aussi de l’adresse mythique qui donne son titre à l’album : 1036, rue Cartier, l’appartement où habitaient Bégin et son père jusqu’à ce que ce dernier emménage ailleurs et laisse les lieux à son fils et à sa gang de chums.
« C’est l’adresse où on a vraiment développé notre son », abonde Eman, qui fait allusion à l’appart transformé en studio et à son parcours sur son nouvel album. « J’habitais pas loin, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste ; j’étais comme le coloc qui n’a jamais été coloc. C’est un lieu important pour la communauté rap de Québec qui appartient à une autre époque, celle où j’étais un étudiant de la musique. C’est là qu’on a enregistré les albums d’Accrophone, de Karim Ouellet, de Webster, de plein de rappeurs de Québec, c’est là que la gang d’Alaclair s’est rencontrée. C’est un lieu qui a rassemblé tout le monde, ceux de la rive nord et de la rive sud, réunis par la musique, par une ouverture d’esprit, à commencer par celle de Claude. »
La communauté d’esprit est réunie sur : KNLO et Maybe Watson d’Alaclair, Lary Kidd, Obia le Chef et le vétéran rappeur de la capitale Seif — tous spectaculaires sur leurs mesures respectives — prêtent leurs voix aux chansons. « Seif, c’est une légende dans la ville de Québec, insiste Eman. J’ai adoré son dernier album [In L We Trust, son 6e ] paru l’an dernier, c’est ce qui m’a fait penser à lui — ça, et nos réalités géographiques — son dernier EP. J’ai adoré. On se croise souvent le matin dans la rue, quand il part travailler, on s’arrête et on jase un peu… C’est important de ramener les “anciens” qui font encore du son. »
Il en va de même de Sarahmée, invitée à faire un duo sur la parfaite Diamants, véritable bijou de : « Dès que j’ai commencé à l’écrire, rendu à la deuxième strophe, j’ai tout de suite appelé Sarahmée, abonde Eman. Lui ai dit : “Je viens de commencer une track, c’est direct un featuring avec toi !” Ça fait quinze ans qu’on se connaît, on a grandi ensemble à Québec, ça fait longtemps qu’on se dit qu’on devait collaborer sur une chanson. Un peu comme on l’a fait avec Alaclair et Souldia — un gars que je croise dans la rue depuis 15, 20 ans, c’est sûr qu’un jour on devait enregistrer ensemble. C’est drôle, on dirait qu’à chaque album, j’essaie de rattraper le temps perdu avec les amis de longue date. »