Le diable, soi ou les autres ? |
Le prince des ténèbres hante l’imaginaire collectif des Québécois depuis des lustres
Parce que c’est le moment ou jamais de se replonger dans la perspicacité et l’inventivité des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir se propose de revisiter, au cours des prochaines semaines, les grands symboles et figures littéraires qui ont contribué à la construction de notre imaginaire collectif.
C’était déjà Noël le Nouvel An montrait son nez /Tous les hommes voulaient s’en aller / Le diable guettant comme un rapace son gibier / Vint leur offrir tout un marché », chantait Claude Dubois dans Chasse-galerie.
En littérature, en chanson, en toponymie, le diable, prince des ténèbres, trône au sommet de l’imaginaire collectif québécois, ayant presque éclipsé — on le conçoit, avec un sourire narquois — son cousin céleste, dont peu d’artistes raffolent de la pureté et de la magnanimité. Par son essence, il précède même presque la mythologie qui l’entoure.
« Les écrivains imaginatifs savent que la bonté et la miséricorde ne sont que des ingrédients partiels dans la composition de la nature humaine, où la lutte se poursuit inexorablement entre les natures supérieures et inférieures », écrivait Maximilian Rudwin, grand théoricien du malin, au début des années 1930.
« Il est généralement admis qu’une nation heureuse n’a pas d’histoire. Une personne entièrement vertueuse ne sera jamais la protagoniste d’un roman. Il est ainsi prouvé que le diable est indispensable à toutes les formes de fiction. »
Indissociable du christianisme, pilier des sermons des prêtres et des sacrements religieux, le diable, avec ses sabots, ses griffes acérées et sa tête cornue, est d’abord et avant tout une créature de légende destinée à effrayer et à enseigner.
Identité manichéenne
Mené d’une main de fer par le clergé, le peuple canadien-français bâtira son folklore autour de cette figure qui deviendra, tout comme les préceptes catholiques, pilier de sa construction identitaire jusque dans les années 1960.
« L’Église a abondamment exploité la figure du Malin dans la société traditionnelle, sous l’angle du tentateur qui menace les chrétiens rebelles ou désobéissants, explique Aurélien Boivin, spécialiste de la littérature québécoise. Nos légendes se sont construites autour d’un schéma précis, celui de la lutte entre le bien et le mal, entre le diable et l’Église. Évidemment, c’est toujours le bon chrétien qui triomphe, et ceux qui sont tentés de pactiser sont sévèrement punis. »
Le bon chrétien ne blasphème pas, fait ses Pâques, assiste à la messe, se confesse et pratique le carême, au risque de se retrouver tout droit en enfer. « Le diable, comme la tentation, comme le doute, est très ratoureux. Il se présente sous différentes formes, humaines ou animales, pour berner sa victime, s’immiscer dans son quotidien et lui faire commettre l’irréparable », ajoute le chercheur.
Il se présente ainsi sous la forme d’un bel étranger à Rose Latulipe, dans Le diable à la danse, l’invite sur la piste malgré le fait qu’elle soit fiancée à un autre. Pour s’être ainsi compromise, elle sera envoyée au couvent. Dans La chasse-galerie, il offre un canot volant aux bûcherons pour leur permettre d’aller embrasser leurs fiancées au Nouvel An. S’ils ne frôlent qu’un seul clocher d’église ou échouent à revenir à bord avant minuit, leur sort sera cependant scellé. Sous les traits d’un cheval noir, il répond aux appels à l’aide des curés sans le sou, promettant de transporter les pierres nécessaires à la construction de leur église en échange de l’âme du premier chrétien qui y mettra les pieds.
L’Autre avec un grand A
Dans le reste de l’Occident, plus la religion s’effrite, plus le diable prend de l’ampleur. Durant le siècle des Lumières, alors que les croyances dans les forces du mal sont éclipsées par l’âge de raison, il se fait le pilier d’oeuvres intemporelles et révolutionnaires, de L’enfer de Dante aux Frères
Karamazov de Dostoïevski, en passant par le Faust de Goethe, ouvrant toutes grandes les portes de la liberté, de la prospérité et du savoir.
Or, au Québec, le prince des ténè
bres se fait plus discret — et plus malin — dès que la religion commence à perdre ses lettres de noblesse, au début des années 1960. Symbole de la complexité qui existe au sein de chaque être humain, il se réinvente sous différentes formes pour continuer de nous hanter jusqu’au tréfonds des âmes.
« En s’extirpant de la religion, les Québécois ont perdu les assises de leur identité », indique Félix-Antoine Désilets-Rousseau, professeur de littérature au collège Laflèche et auteur d’un mémoire sur le sujet. « Le projet de pays les a réunis autour de valeurs communes, mais quand c’est tombé à l’eau, leur identité a été grandement fragilisée. C’est comme s’ils étaient contraints de se tourner vers le passé, vers la mémoire, pour avoir espoir en l’avenir et pour prendre des décisions collectives. »
Ainsi, le diable symbolise encore ce qui apparaît différent et demeure partie prenante de nos tergiversations sur l’accueil et l’ouverture à l’autre. « L’Église se servait du diable pour désigner un comportement impie, asocial, menaçant pour la société parce qu’étrange, indique l’écrivain Robert Lalonde, qui a grandement contribué à réinventer la figure. Aujourd’hui, on se sert encore de cette mémoire pour condamner ou blâmer quelqu’un qui a un comportement qu’on a du mal à accepter, qu’il soit étranger, marginal ou qu’il ait des idées trop arrêtées. »
En sortant des sentiers battus, en abordant de front l’inconfort, ces bons diables offrent la perspective d’un chemin différent et ouvrent une brèche vers un univers de possible. Encore faut-il l’emprunter…
« On a conservé un mode de pensée très binaire, conclut Robert Lalonde. Tout doit nécessairement être bien ou mal, triste ou gai, propre ou sale… On devient névrosé quand on est placé devant l’ambiguïté. Pourtant, la vie humaine se situe constamment entre les deux. Nous sommes donc nous-mêmes porteurs du diable en quelque sorte, ce qui en fait un personnage fascinant. »
On a conservé un mode de pensée très binaire. Tout doit nécessairement être bien ou mal, triste ou gai, propre ou sale …
ROBERT LALONDE