Le Devoir

Le cordonnier qui voulait chausser les souliers de son père

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Au coin de la rue Beaubien et de la 2e Avenue, à Montréal, un immeuble de briques rouges abrite la cordonneri­e historique St-Marc. Depuis quatre décennies, les clients y entrent avec des chaussures aux semelles abîmées, des sacs à main à réparer et d’autres petits et grands défis pour les cordonnier­s Jacques Parent et son fils, Olivier.

Mais tout cela s’achève : le 17 juillet, M. Parent mettra la clé sous la porte de son commerce. Son fils emballera l’équipement en vue d’un usage futur incertain. Une dispute résultant de la démolition d’un bâtiment entraînera dans quelques jours la fermeture de l’entreprise très connue de Rosemont–La Petite-Patrie. Le dossier a incité l’arrondisse­ment à revoir ses façons

de procéder — mais trop tard pour sauver le petit commerce.

C’est le trou béant à côté de la cordonneri­e qui explique la fermeture du commerce. En 2014, l’arrondisse­ment a autorisé — sans vérificati­on interne — la démolition du duplex qui jouxtait celui de Jacques Parent. Le copropriét­aire du bâtiment démoli, Richard Lalonde, n’a pas reconstrui­t depuis (l’arrondisse­ment a refusé ses plans), laissant ainsi le mur ouest de la cordonneri­e exposé aux intempérie­s.

« Ces problèmes-là usent mon père depuis plus de six ans », explique Olivier Parent, cordonnier de quatrième génération. « Mes parents, ils ont 70 ans. Ça fait cinq ans que mon père est censé être à la retraite. Il n’a plus le goût de travailler. Il n’y a plus l’amour du métier qu’il avait avant. »

Avant de démolir son bâtiment en 2014, Richard Lalonde et son associé ont obtenu un permis de l’arrondisse­ment. Un ingénieur a signé un rapport recommanda­nt la destructio­n du bâtiment. Il constatait que l’immeuble « ne [pouvait] être conservé dans cet état » et recommanda­it une « démolition immédiate ».

L’arrondisse­ment a accepté ce rapport, et le bâtiment de M. Lalonde a été détruit. En 2017, l’émission La facture (Radio-Canada) avait présenté le témoignage d’experts qui jugeaient que le rapport de l’ingénieur n’aurait pas dû convaincre l’arrondisse­ment aussi facilement.

Ce dossier a incité l’arrondisse­ment à modifier sa réglementa­tion. Il est maintenant obligatoir­e qu’« une étude soit préparée par un profession­nel identifian­t les risques [de démolition] et les mesures à prendre afin de les li

Mon père a travaillé toute sa vie pour bâtir cet atelierlà, puis avoir une belle maison. C’était son fonds de pension, c’était sa retraite. L’inaction de l’arrondisse­ment » lui a volé sa retraite. OLIVIER PARENT miter ». Mais surtout : le requérant du permis de démolition est maintenant tenu d’assurer la protection du mur mitoyen.

Démarches infructueu­ses

Depuis la démolition du duplex adjacent, Jacques Parent a multiplié les démarches et les plaintes, sans succès. Il a intenté une poursuite judiciaire au début de l’affaire, mais a finalement décidé de jeter l’éponge.

« Quand ils ont démoli le mur à côté, ça a rendu la maison ici invendable, parce que personne ne [veut] acheter une maison avec un mur à moitié détruit », explique Olivier Parent, qui a grandi dans l’appartemen­t au-dessus de l’atelier avec ses parents. « Il fait 14 degrés dans la maison en hiver. »

Richard Lalonde, qui soutient avoir proposé différente­s solutions aux Parent, va maintenant racheter le duplex de M. Parent. « Je ne voulais pas l’acheter, leur bâtiment, mais c’était pour aider [à régler] la poursuite », dit-il. Dans la déclaratio­n du vendeur, les problèmes de détériorat­ion qu’allèguent les Parent n’apparaisse­nt pas.

M. Lalonde et son associé sont propriétai­res du bâtiment qu’occupe le bar Chez Roger. Celui-ci a annoncé en avril qu’il fermait ses portes, notamment parce qu’il était incapable de s’entendre sur un nouveau bail. Cette semaine, le bistro Chez Roger, attenant au bar, a annoncé qu’il avait racheté le commerce, qui pourra donc poursuivre ses activités.

Arrondisse­ment passif ?

Olivier Parent avoue que le « coup de grâce » qui a mené à la fermeture fut le confinemen­t. Il trouve toutefois que l’arrondisse­ment aurait pu faire plus pour aider. « Mon père a travaillé toute sa vie pour bâtir cet atelier-là, puis avoir une belle maison. C’était son fonds de pension, c’était sa retraite, dit-il. L’inaction de l’arrondisse­ment lui a volé sa retraite. »

François Croteau, maire de Rosemont–La Petite-Patrie, « trouve injuste qu’on [l]’accuse de n’avoir rien fait ». Il réplique que, dans le cas d’un conflit privé entre deux propriétai­res, l’arrondisse­ment ne peut intervenir. « Nous avons accompagné le propriétai­re de la cordonneri­e pendant des mois pour l’aider à trouver les bons moyens juridiques de faire valoir ses droits auprès du propriétai­re voisin », dit-il.

Mais Olivier Parent demeure amer. « M. Croteau tient le discours de favoriser le transport à vélo, les piétons. On répond à ces questions-là : on est un commerce qui répare les chaussures pour les gens qui marchent. »

Selon Danielle Pillette, professeur­e associée à l’UQAM et experte en urbanisme, cette affaire aurait en tout cas pu être évitée avec de meilleures réglementa­tions. Elle souligne que les règlements de démolition dans d’autres arrondisse­ments de Montréal empêchent que des situations semblables se produisent. À Outremont, par exemple, il faut que la réutilisat­ion du sol soit d’abord autorisée. Dans le Sud-Ouest, un comité doit analyser les opposition­s aux démolition­s avant d’autoriser celles-ci.

Pour Jacques Parent, il est temps de tourner la page. À son âge, il n’a plus le goût de travailler, dit-il. Olivier Parent espère pour sa part continuer d’exercer le métier de son père dans un autre local, mais il n’a pas encore trouvé un endroit où s’installer. Cela dit, même s’il y arrive, il affirme que ça ne sera pas pareil pour lui. « Je n’aurai jamais la configurat­ion que j’ai ici. Je ne voulais pas un atelier de cordonneri­e, je voulais l’atelier de mon père. C’était important pour moi. »

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HUBERT HAYAUD LE DEVOIR Olivier Parent est cordonnier de quatrième génération. Son commerce familial fermera ses portes à Montréal en juillet.

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