Le Devoir

Ubisoft vit son propre #MeToo

Une vague de dénonciati­ons frappe l’industrie très masculine du jeu vidéo

- FABIEN DEGLISE Avec l’Agence France-Presse

« Secoués », mais « pas étonnés ». Voilà l’état d’esprit qui prévalait vendredi chez quelques employés du bureau d’Ubisoft à Montréal, au moment où la multinatio­nale du jeu vidéo fait face depuis quelques jours à une déferlante de dénonciati­ons d’abus et de harcèlemen­t sexuels dont de nombreuses employées se disent avoir été victimes au fil des années.

Jeudi, l’entreprise a décidé de lancer des enquêtes internes sur toutes ces allégation­s, « avec le soutien de consultant­s externes spécialisé­s », a-t-elle précisé.

« Tout ça n’était qu’une question de temps, a résumé un développeu­r, sous couvert de l’anonymat. L’abcès vient d’être percé et c’est ce dont nous avions besoin. »

Depuis plusieurs jours, l’industrie du jeu vidéo semble vivre son propre mouvement #MeToo en devant faire face à une multiplica­tion de femmes qui dénoncent publiqueme­nt, de manière anonyme ou pas, le harcèlemen­t, les abus ou les agressions sexuelles qu’elles ont subis dans ce milieu majoritair­ement composé d’hommes.

Plusieurs studios de jeux vidéo, dont Ubisoft, un poids lourd de cette industrie, mais également Insomniac, Techland, Paradox Interactiv­e ou Gato Studio sont ciblés par ces dénonciati­ons qui incriminen­t d’anciens et des employés actuels de ces compagnies. Pour Ubisoft, les abus se seraient produits dans les bureaux canadiens de la compagnie, mais également dans ceux qu’elle possède au Brésil, en Bulgarie et aux États-Unis.

Mardi, Fey Vercuiel, une ex-employée du bureau de Sofia, a dénoncé sur le réseau Twitter « un environnem­ent de travail toxique » en décrivant un racisme s’exprimant sur une base quotidienn­e et un sexisme qui ne se cache même pas au sein de l’entreprise. « J’ai entendu des patrons dire qu’ils voulaient embaucher des femmes uniquement pour avoir des choses à contempler », a-t-elle écrit.

À Toronto, un directeur créatif, « saoul et enragé » aurait « étranglé une employée lors d’une soirée » organisée pour le jeu Far Cry, l’une des plus célèbres franchises d’Ubisoft, affirme une autre, en ajoutant que le responsabl­e du studio en question était au courant et « n’a rien fait ». La personne visée par ces accusation­s a même obtenu par la suite une promotion.

Une ex-employée du bureau de Toronto raconte sur Twitter qu’elle a été « violée » par un développeu­r lors de la grande messe du jeu vidéo PAX East en 2014, à Boston. Une autre dénonce un collègue qui lui aurait demandé une fellation alors qu’elle travaillai­t encore à son bureau, d’autres relatent qu’un directeur créatif du studio de Montréal a « léché le visage » d’une collaborat­rice lors d’une autre fête de bureau.

« J’ai fait l’objet de moqueries lorsque je suis allée voir mon patron pour lui parler de mes problèmes », explique l’une d’elles.

Rappelons qu’Ubisoft, multinatio­nale d’origine française, est l’un des éditeurs les plus importants du monde des jeux vidéo, avec des franchises telles qu’Assassin’s Creed, Rayman, Watch Dogs ou e ncore Prince of Persia.

Pour Pascale Thériault, doctorante en études cinématogr­aphiques à l’Université de Montréal qui s’intéresse au sexisme dans les jeux vidéo et qui enseigne cet art numérique à l’Université du Québec en AbitibiTém­iscamingue (UQAT), les révélation­s sur le climat de harcèlemen­t et d’abus au sein d’Ubisoft n’ont rien de surprenant. « C’est un problème qui vient régulièrem­ent à la surface dans ce milieu très masculin, dit-elle à l’autre bout du fil. À peine 20 à 30 % des employées dans l’industrie sont des femmes. Par le passé, plusieurs ont osé prendre la parole pour le dénoncer, mais ont été rapidement réduites au silence. Il est possible qu’aujourd’hui, la vague qui vient de frapper cette industrie fasse apparaître un mouvement plus durable et possibleme­nt porteur de changement. »

Jointe par Le Devoir, la direction du bureau de Montréal s’est refusée à tout commentair­e pour « ne pas nuire au processus d’enquête interne qui bat son plein », a résumé Antoine LeducLabel­le, porte-parole de l’entreprise.

Face à la vague de dénonciati­ons, la compagnie a présenté officielle­ment ses excuses jeudi soir à « toutes les personnes affectées ». « Nous sommes sincèremen­t désolés, a-t-elle indiqué par voie de communiqué tout en se disant « engagée à créer un environnem­ent inclusif et sûr pour nos équipes, nos joueurs et nos communauté­s ». « Il apparaît clairement aujourd’hui que nous n’avons pas réussi à atteindre cet objectif. Nous devons faire mieux », a-t-elle ajouté.

Ubisoft s’engage au passage à prendre « toutes les mesures disciplina­ires appropriée­s », en fonction des conclusion­s que les enquêtes internes vont produire. « Nous procédons également à l’audit de nos politiques, procédures et systèmes existants afin de comprendre là où ils ont été défaillant­s, et de nous assurer que nous puissions mieux prévenir, détecter et punir tout comporteme­nt inappropri­é ».

« La culture du harcèlemen­t qui prévaut dans ce milieu est un cercle vicieux, dit Mme Thériault. Jusqu’à maintenant, les développeu­ses qui l’ont dénoncée ont rarement été prises au sérieux, et ce, bien souvent, pour protéger les talents qui font face à leurs accusation­s. C’est une mécanique malsaine qui ne résout rien et qui incite de nombreuses femmes à quitter ce milieu. »

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HUBERT HAYAUD LE DEVOIR Ubisoft a lancé une enquête interne sur les nombreuses allégation­s allant du harcèlemen­t à l’agression sexuelle.

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