Le Devoir

Les anges gardiens de l’État

Récits de fonctionna­ires québécois qui, du jour au lendemain, se sont retrouvés aux premières lignes du combat contre la COVID-19

- ISABELLE PORTER MARIE-MICHÈLE SIOUI À QUÉBEC

Ils s’occupaient des lignes téléphoniq­ues, de l’aide aux entreprise­s ou de la communicat­ion gouverneme­ntale. En quelques jours, la pandémie a placé certains employés de l’État en première ligne. Le Devoir a recueilli leurs histoires.

Martin Boucher a passé les derniers mois dans son sous-sol à coordonner les communicat­ions du gouverneme­nt sur le Web. « C’était des heures de fou. Durant au moins 6 semaines, on faisait des 16 heures par jour. C’est mes enfants qui venaient me porter de la bouffe. »

Son équipe et lui s’occupaient du site quebec.ca avec les infos de base sur la COVID-19.

Basé au secrétaria­t du conseil exécutif, son poste était déjà stratégiqu­e en partant. Mais sans aucune mesure avec la réalité de la pandémie. Lors de la plus grosse pointe de fréquentat­ion, le site a reçu 2 millions de visites. Une journée normale, c’est environ 100 000. On n’avait jamais vu des chiffres de cet ordre-là. »

Depuis mars, la section « COVID-19 » sur le site est passée d’une à 80 pages. « On a vécu quelque chose pour lequel il n’y a pas de livre. Il a fallu rapidement viser sur l’instinct, le jugement », se félicite-t-il.

Alexis Guilbert-Couture n’est pas prêt d’oublier le jour où lui et ses collègues du ministère de la Santé ont installé un matelas gonflable dans le bureau de Lucie Opatrny, la sous-ministre adjointe. « Les premiers jours, on travaillai­t jour et nuit », raconte-t-il. Responsabl­e de l’ensemble des services de santé de première ligne au ministère de la Santé, Mme Opatrny était notamment responsabl­e des hôpitaux et des cliniques de dépistage.

Ils étaient trois adjoints exécutifs à se relayer pour l’assister. « La routine était costaude », se souvient Alexis Guilbert-Couture. « On raccrochai­t le téléphone à 22 h 30 et 23 h et on était exténué. »

Rythme effréné

On a souvent entendu parler des anges gardiens du réseau de la santé, mais l’État a aussi eu les siens. Pandémie oblige, l’État s’est trouvé à l’avant-plan.

À peine sortie du rush associé à la préparatio­n du budget, l’économiste Miary Ny Aina Rakotomaha­ro s’est attelée à trouver des mesures « simples, faciles, rapides » pour « injecter le plus de liquidités [possible] dans l’économie », raconte cette spécialist­e des politiques aux particulie­rs au ministère des Finances. « On sait travailler avec des échéances courtes. Mais avec la pandémie, le rythme était encore plus rapide ». Surtout, le ministère des Finances devait demeurer fonctionne­l, ajoute Maude AmiotTremb­lay, coordonnat­rice des opérations de financemen­t regroupé. Sa direction reçoit des avances du gouverneme­nt, pour ensuite octroyer des prêts aux organismes publics, parmi lesquels figurent les hôpitaux. « Il fallait qu’au jour un, on soit fonctionne­ls en télétravai­l, tout le monde […] On ne pouvait pas se permettre d’avoir une interrupti­on de services. »

Au secteur de la politique budgétaire, l’économiste Gabriel LorenzatoD­oyle a dû faire preuve d’une plus grande créativité qu’à l’habitude dans la production de prévisions économique­s. La cueillette d’informatio­ns s’étant complexifi­ée, « on a dû faire plus d’hypothèses et porter plus de jugements ». « On est arrivés un peu dans l’inconnu et une grande incertitud­e. […] Il faut être plus autonomes, y aller avec ce qu’on a et faire du mieux qu’on peut », lance-t-il.

« La plupart des gens ne comprennen­t pas ce qu’on fait dans la fonction publique », note Josée Lepage de la direction des services de soutien aux élèves au ministère de l’Éducation. « Mais toute mesure gouverneme­ntale annoncée est soutenue par un paquet de travailleu­rs en dessous qui font des recherches, des analyses, des propositio­ns de solutions, des recommanda­tions ».

Elle donne l’exemple de la mise sur pied des services de garde d’urgence. Ça s’annonce le vendredi et le lundi, il faut que ça soit en place, y compris l’inscriptio­n, les communicat­ions avec les commission­s scolaires, les locaux, les mesures de protection, les protocoles, etc. « Derrière chaque annonce, ça roule. »

Marie-Claude Lajoie est la secrétaire générale du ministère de l’Économie. Elle n’est pas près d’oublier le 23 mars 2020. Le premier ministre venait d’annoncer la fermeture de l’économie à l’exception de certaines entreprise­s « prioritair­es ». Des milliers d’entreprise­s ont soumis leur dossier pour faire partie de la liste. Le mardi en fin de journée, son équipe avait 2791 dossiers à analyser. « On voulait traiter les demandes assez rapidement parce qu’on était bien conscients de l’importance que ça avait pour les gens. »

Depuis leurs maisons respective­s, les membres de son équipe se sont réparti les dossiers en télétravai­l. Mme Lajoie, elle, coordonnai­t les opérations de sa cuisine d’où elle est sortie à minuit, une heure.

Le personnel de la Sécurité civile s’activait quant à lui au Centre national de la coordinati­on gouverneme­ntale à Québec. « On était le centre névralgiqu­e de l’informatio­n », explique Adi Jakupovic, l’un des coordonnat­eurs de l’équipe. « On avait deux équipes de travail au cas où une des équipes était contaminée. Heureuseme­nt, ce n’est jamais arrivé. »

En temps normal, M. Jakupovic est secrétaire d’un syndicat d’employés du gouverneme­nt. Or, la Sécurité publique a requis ses services pendant la crise parce qu’il avait travaillé sur d’autres crises comme Mégantic, les feux de forêt, les inondation­s… Mais c’est cette crise-ci qu’il a trouvée la plus intense.

De 600 à 60 000 appels

Comme responsabl­e de la ligne 1-877644-4545 sur la COVID-19, Serge Bouchard a vécu au téléphone ce que Martin Boucher a vécu sur le Web. « Le jeudi 12 mars, on avait à peu près 600 appels ; le lendemain, on est passés à 60 000 appels. »

Le 13 mars, en conférence de presse, un journalist­e interpelle le PM parce que la ligne n’était plus accessible. « Je ne pensais pas que mon cellulaire pouvait recevoir autant d’appels à la fois. Tout le monde m’appelait en même temps pour me dire que c’était planté. » Heureuseme­nt, quelqu’un dans l’équipe trouve une solution « un peu gossée avec de la broche, si vous me pardonnez l’expression ». Mais ça a permis de « repartir la machine quelques heures » le temps de trouver une « solution permanente », raconte-t-il.

Au rythme où les choses évoluaient, il fallait aussi constammen­t mettre à jour les « réponses vocales interactiv­es » [«Si vous parlez français, faites le 2 », par exemple]. « Les gens qui développen­t ça devaient travailler la nuit. »

Le déluge a aussi donné lieu à des moments cocasses. « Il y a des gens qui appelaient pour parler au Dr Arruda, le remercier ou lui donner des conseils ! Il y en a qui avaient des idées pour soigner le monde. » Au retour du beau temps, des centaines de personnes ont appelé pour poser des questions… sur les pneus d’hiver. « Pendant deux jours, on recevait des appels là-dessus. Ce qui nous a sauvés, c’est que M. Legault a fini par annoncer la réouvertur­e des garages. »

Il fallait qu’au jour un, on soit fonctionne­ls en télétravai­l, tout le monde […] On ne pouvait pas se permettre d’avoir une interrupti­on d e services. MAUDE AMIOT-TREMBLAY

 ?? FRANCIS VACHON LE DEVOIR ?? Marie-Claude Lajoie, secrétaire générale du ministère de l’Économie, Martin Boucher (en bas), coordonnat­eur des communicat­ions du gouverneme­nt sur le Web, et Serge Bouchard, responsabl­e de la ligne d’informatio­n sur la COVID-19, se sont retrouvés dans le ventre de la bête ces derniers mois.
FRANCIS VACHON LE DEVOIR Marie-Claude Lajoie, secrétaire générale du ministère de l’Économie, Martin Boucher (en bas), coordonnat­eur des communicat­ions du gouverneme­nt sur le Web, et Serge Bouchard, responsabl­e de la ligne d’informatio­n sur la COVID-19, se sont retrouvés dans le ventre de la bête ces derniers mois.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada