Le Devoir

Distanciat­ion à géométrie variable

- Les photos qui accompagne­nt ce texte ont été modifiées afin de préserver l’identité des personnes qui y figurent. ISABELLE PARÉ LE DEVOIR

Le confinemen­t post-hivernal observé entre quatre murs beiges semble déjà lointain. Le compte des décès pique du nez au Québec, donnant à penser que le virus s’est ménagé des vacances. Les vestes tombent, le masque aussi. Les deux mètres de distance fondent chaque jour un peu plus au soleil. C’est à se demander si les Québécois prennent encore leurs précaution­s.

Dans son bilan des 100 jours de la pandémie, le directeur national de santé publique, le Dr Horacio Arruda, s’inquiétait cette semaine de voir la population baisser la garde. « Je sens un relâchemen­t qui me préoccupe beaucoup », déplorait-il au lendemain d’un week-end de liesse qui a prouvé que la peur du virus de certains Québécois est non seulement soluble dans l’alcool, mais aussi dans les eaux vives de Lanaudière.

Dans l’attente d’un vaccin, les mesures de prévention font gagner du temps et demeurent la seule prescripti­on possible, martèlent les experts.

Or, une virée non scientifiq­ue réalisée par Le Devoir dans plusieurs commerces de la métropole en milieu de semaine démontre que l’adhésion aux gestes de prévention est à géométrie variable, tout comme les deux mètres de distance. Tous lieux confondus, moins du tiers des personnes croisées en milieux fermés portaient un couvre-visage.

Deuxième vague à la mi-juillet ?

Selon Benoît Mâsse, épidémiolo­giste à

l’École de santé publique de l’Université de Montréal, la baisse de vigilance actuelle pourrait ouvrir la porte à l’émergence d’une deuxième vague aussi tôt qu’à la mi-juillet. Maintenant que l’isolement est chose du passé, le nombre de contacts « non protégés » dans la population est à la hausse et scellera la suite de notre relation houleuse avec le SRAS-CoV-2.

Avant le confinemen­t, on recensait chez les Québécois en moyenne 12,2 contacts sociaux (famille, école, travail, transport, loisirs) à moins de deux mètres par semaine, selon des chiffres de l’INSPQ. Seulement au travail, on comptait en moyenne 10 contacts étroits par jour chez les employés. Le confinemen­t a permis de réduire ce nombre à quatre.

« Depuis le déconfinem­ent, il faut voir si on est remontés à 8 ou 10 contacts, ou 12. Même à 8 contacts étroits, c’est sûr qu’on aura une deuxième vague, estime cet expert. Dans les milieux fermés, c’est là que ça se passe. Il faut redoubler de prudence dans une foule. Ça veut dire masque et lavage de mains, à l’entrée comme à la sortie. Or plein de commerces n’offrent le désinfecta­nt qu’à l’arrivée. »

« On recommence à voir des cas positifs chez des gens qui n’ont aucune idée où et comment ils ont été infectés. C’est clair que, juste dans des commerces et d’autres lieux clos, il y a des contacts assez prolongés pour générer des infections », observe la Dre Caroline QuachThanh, pédiatre et microbiolo­giste au CHU Sainte-Justine.

Si 50 % des personnes portaient le masque en public, le facteur R (le taux de reproducti­on du virus) pourrait être maintenu à moins d’une contaminat­ion par personne infectée. Cette mesure est 50 % plus efficace que si le masque n’est porté que par les personnes malades, estiment des chercheurs de l’Université de Cambridge.

Mais, dans plusieurs esprits, le port du masque, ou son rejet, est devenu au fil des semaines autant une posture politique qu’un désagrémen­t inutile plutôt qu’une prescripti­on de santé publique.

La pointe de l’iceberg

Selon les premières données de l’étude CONNECT réalisée par le Groupe de recherche en modélisati­on mathématiq­ue et en économie de la santé liée aux maladies infectieus­es du Centre de recherche du CHU de

Depuis le déconfinem­ent, il faut voir si on est remontés à 8 ou 10 contacts, ou 12. Même à 8 contacts étroits, c’est sûr qu’on aura une deuxième vague. Dans les milieux fermés, c’est là que ça se passe. Il faut redoubler de prudence dans une foule. BENOÎT MÂSSE

Québec-Université Laval, 19 % des Québécois auraient porté un couvrevisa­ge en avril (dans la semaine précédente), un taux qui aurait grimpé à 41 % en mai. À Montréal, ce serait le cas de 46 % des répondants, et le taux est de… 28 % ailleurs au Québec, selon des données partielles* obtenues par Le Devoir. Un portrait qui contraste avec ce que nous avons observé cette semaine sur le terrain.

« Si tout le monde portait un masque, on pourrait s’éviter une deuxième vague », pense la Dre QuachThanh, qui déplore que le couvrevisa­ge ne soit pas encore obligatoir­e.

La recrudesce­nce fulgurante des infections aux États-Unis — 41 000 nouveaux cas en une seule journée cette semaine — et dans d’autres pays où le déconfinem­ent s’est amorcé avant le Québec devrait nous servir d’alarme, estime Benoît Mâsse.

Selon ce dernier, l’insoucianc­e de certaines personnes face au masque n’est que la pointe de l’iceberg. « Ces gens sont probableme­nt aussi laxistes sur le lavage des mains et la distance physique, et ils ne se sentent ni à risque ni concernés », estime-t-il. Si rien ne change, un reconfinem­ent, partiel ou localisé, n’est pas à exclure, selon lui.

« Des personnes agissent comme si c’était le retour à la vie normale. Or plusieurs personnes sont encore confinées. On n’est pas égaux dans le déconfinem­ent, déplore l’épidémiolo­giste. Le public doit comprendre que la vie de beaucoup d’autres personnes est encore affectée et dépend encore de notre comporteme­nt. »

*Sondage réalisé auprès de 546 Québécois sélectionn­és aléatoirem­ent parmi la population générale entre le 21 avril et 20 mai 2020.

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? Marché Jean-Talon. Malgré le soleil, les allées du marché public sont délaissées par les badauds, même si les étals, eux, sont bondés d’aliments frais. Un employé, non masqué, agrémente tous les clients d’un bon coup de « push-push », aux deux seules entrées prévues pour accéder aux comptoirs des marchands. Côté distanciat­ion, pas de soucis. « Depuis le début de la saison, on a la moitié moins de clients. Quand les nouvelles sont bonnes, ils sont plus nombreux, mais quand ça va mal… », affirme un employé de la ferme René Plouffe, de l’Épiphanie, retranché derrière son écran translucid­e. Depuis que les touristes ont pris la poudre d’escampette, l’achalandag­e n’y est plus, se désole un autre vendeur. Croisé à la sortie, un client confirme : « Il n’y a pas grand monde, mais ça dépend des jours. Ici, au moins, tout se fait en plein air. C’est plus sécuritair­e. »
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR Marché Jean-Talon. Malgré le soleil, les allées du marché public sont délaissées par les badauds, même si les étals, eux, sont bondés d’aliments frais. Un employé, non masqué, agrémente tous les clients d’un bon coup de « push-push », aux deux seules entrées prévues pour accéder aux comptoirs des marchands. Côté distanciat­ion, pas de soucis. « Depuis le début de la saison, on a la moitié moins de clients. Quand les nouvelles sont bonnes, ils sont plus nombreux, mais quand ça va mal… », affirme un employé de la ferme René Plouffe, de l’Épiphanie, retranché derrière son écran translucid­e. Depuis que les touristes ont pris la poudre d’escampette, l’achalandag­e n’y est plus, se désole un autre vendeur. Croisé à la sortie, un client confirme : « Il n’y a pas grand monde, mais ça dépend des jours. Ici, au moins, tout se fait en plein air. C’est plus sécuritair­e. »
 ?? HUBERT HAYAUD LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? Parc Jarry. Dès les premiers jours de beaux temps, les confinés de l’hiver COVID se sont rabattus sur les plus beaux espaces verts de la ville, avec l’énergie de détenus en libération conditionn­elle. Ici, le masque n’est pas de mise, et la distanciat­ion physique fluctue au gré de la météo. Lors de notre passage, les deux mètres de distance s’étaient visiblemen­t évaporés au soleil.
HUBERT HAYAUD LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR Parc Jarry. Dès les premiers jours de beaux temps, les confinés de l’hiver COVID se sont rabattus sur les plus beaux espaces verts de la ville, avec l’énergie de détenus en libération conditionn­elle. Ici, le masque n’est pas de mise, et la distanciat­ion physique fluctue au gré de la météo. Lors de notre passage, les deux mètres de distance s’étaient visiblemen­t évaporés au soleil.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? Pharmacie Jean Coutu. À la pharmacie, la clientèle est éparse en ce début d’après-midi. À deux pas de l’entrée, une employée masquée accueille tous les clients d’un généreux nuage alcoolisé sur les mains. Au comptoir des prescripti­ons, pharmacien­s et employés sont tous masqués. Et les clients ? « La plupart des clients portent un masque, car vous savez, on a beaucoup de personnes âgées », insiste une employée. À la caisse, une affiche jaune fluo apposée sur la paroi de plexiglas rappelle la consigne « d’un mètre » à respecter entre clients et employés.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR Pharmacie Jean Coutu. À la pharmacie, la clientèle est éparse en ce début d’après-midi. À deux pas de l’entrée, une employée masquée accueille tous les clients d’un généreux nuage alcoolisé sur les mains. Au comptoir des prescripti­ons, pharmacien­s et employés sont tous masqués. Et les clients ? « La plupart des clients portent un masque, car vous savez, on a beaucoup de personnes âgées », insiste une employée. À la caisse, une affiche jaune fluo apposée sur la paroi de plexiglas rappelle la consigne « d’un mètre » à respecter entre clients et employés.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? Première Moisson. Avant même de mettre le pied dans la boulangeri­e, un employé ganté, visière enfoncée sur le front, joue les contrôleur­s de la circulatio­n. Pas question de passer la porte sans sa bénédictio­n. À notre arrivée, sur une douzaine de clients butinant autour du comptoir des viennoiser­ies, trois portent le masque. À l’entrée située côté bistrot, ça marche aussi au pas, notre préposé au trafic y étant sans appel. « Une seule personne par facture ! » Dehors, en terrasse, des clients attablés sur de petites tables espacées de beaucoup plus de deux mètres, savourent non seulement croissants et cafés, mais ce petit moment de bonheur arraché à la nouvelle normalité.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR Première Moisson. Avant même de mettre le pied dans la boulangeri­e, un employé ganté, visière enfoncée sur le front, joue les contrôleur­s de la circulatio­n. Pas question de passer la porte sans sa bénédictio­n. À notre arrivée, sur une douzaine de clients butinant autour du comptoir des viennoiser­ies, trois portent le masque. À l’entrée située côté bistrot, ça marche aussi au pas, notre préposé au trafic y étant sans appel. « Une seule personne par facture ! » Dehors, en terrasse, des clients attablés sur de petites tables espacées de beaucoup plus de deux mètres, savourent non seulement croissants et cafés, mais ce petit moment de bonheur arraché à la nouvelle normalité.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? IKEA. Le magasin est encore fermé. Mais des centaines d’amateurs de meuble en kit font déjà le pied de grue dans un labyrinthe de clôtures, flanquées de préposés à la « circulatio­n ». On se croirait aux douanes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Après 20 minutes de zigzag, les clients, en majorité non masqués, croisent une borne de désinfecti­on dans l’entrée. Certains passent tout droit. Rayon cuisine, ça se bouscule au portillon. Sans les plexiglas installés aux postes des conseiller­s à la clientèle, on se croirait en mode prépandémi­que. Des employés portent le masque, d’autres, non. « On pensait qu’il n’y aurait pas grand monde, on est surpris. On le mettra [le masque] si c’est nécessaire », nous dit un couple non masqué. « Nous, on l’a oublié dans l’auto », affirment une cliente et son père. Les gens gardent pour la plupart leurs distances, mais pitonnent sur les écrans tactiles, ouvrent les tiroirs, manipulent objets et coussins. Au rayon marché : les 2 mètres de distance ont fondu. Aucun aménagemen­t visible n’encourage la distanciat­ion dans les rayons serrés où s’entasse la marchandis­e. Un décompte rapide de quatre groupes distincts de 50 personnes passé par le même endroit révèle, qu’en moyenne, moins du tiers portait le masque. À la sortie, l’ouverture de nombreuses caisses permet toutefois de disperser les acheteurs.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR IKEA. Le magasin est encore fermé. Mais des centaines d’amateurs de meuble en kit font déjà le pied de grue dans un labyrinthe de clôtures, flanquées de préposés à la « circulatio­n ». On se croirait aux douanes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Après 20 minutes de zigzag, les clients, en majorité non masqués, croisent une borne de désinfecti­on dans l’entrée. Certains passent tout droit. Rayon cuisine, ça se bouscule au portillon. Sans les plexiglas installés aux postes des conseiller­s à la clientèle, on se croirait en mode prépandémi­que. Des employés portent le masque, d’autres, non. « On pensait qu’il n’y aurait pas grand monde, on est surpris. On le mettra [le masque] si c’est nécessaire », nous dit un couple non masqué. « Nous, on l’a oublié dans l’auto », affirment une cliente et son père. Les gens gardent pour la plupart leurs distances, mais pitonnent sur les écrans tactiles, ouvrent les tiroirs, manipulent objets et coussins. Au rayon marché : les 2 mètres de distance ont fondu. Aucun aménagemen­t visible n’encourage la distanciat­ion dans les rayons serrés où s’entasse la marchandis­e. Un décompte rapide de quatre groupes distincts de 50 personnes passé par le même endroit révèle, qu’en moyenne, moins du tiers portait le masque. À la sortie, l’ouverture de nombreuses caisses permet toutefois de disperser les acheteurs.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? SAQ. Dans le vestibule de la succursale du Marché Jean-Talon, une large pancarte rappelle, images à l’appui, les gestes de prévention essentiels. Dans le hall d’entrée, un employé très motivé interpelle avec force décibels les clients en file dehors, les avisant qu’une seule personne par « achat » peut passer la porte. Une station de Purell, gardée par deux employés, nous attend à l’entrée. À l’intérieur, il n’y a pas foule en ce milieu de semaine et les chariots ajoutent à la distance entre clients. Mais les conseiller­s en vin, quoique très courtois, ne sont pas masqués. Environ 50 % des clients le sont. La société d’État fait décidément figure de bonne élève.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR SAQ. Dans le vestibule de la succursale du Marché Jean-Talon, une large pancarte rappelle, images à l’appui, les gestes de prévention essentiels. Dans le hall d’entrée, un employé très motivé interpelle avec force décibels les clients en file dehors, les avisant qu’une seule personne par « achat » peut passer la porte. Une station de Purell, gardée par deux employés, nous attend à l’entrée. À l’intérieur, il n’y a pas foule en ce milieu de semaine et les chariots ajoutent à la distance entre clients. Mais les conseiller­s en vin, quoique très courtois, ne sont pas masqués. Environ 50 % des clients le sont. La société d’État fait décidément figure de bonne élève.

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