Le Devoir

Après Atalante

- NATALIA WYSOCKA

Raphaël Lévesque, leader du groupe de droite identitair­e Atalante, a été acquitté d’introducti­on par effraction, de méfaits, de harcèlemen­t et d’intimidati­on à l’égard du journalist­e Simon Coutu et de Vice. Mais ce jugement « ne donne pas le droit à tout le monde d’aller jouer des chansons et de remettre de vieux cendriers à des journalist­es ».

Le 10 juin dernier, Raphaël Lévesque était acquitté d’introducti­on par effraction, de méfaits, de harcèlemen­t et d’intimidati­on à l’égard du journalist­e Simon Coutu et de Vice. Cette décision, rendue par la juge Joëlle Roy, a créé un certain émoi dans la communauté médiatique. Ne poussera-telle pas d’autres groupes à agir de la même façon ?

Rappelons les faits : le 23 mai 2018, accompagné d’hommes masqués, Raphaël Lévesque, leader du groupe de droite identitair­e Atalante, était entré dans les locaux de Vice Québec, fermés depuis. Il avait ensuite remis un trophée « Média poubelle 2018 » à Simon Coutu, aujourd’hui reporter à Radio-Canada. Pendant qu’il tendait ledit trophée, rempli de mégots de cigarettes, ses compères lançaient des tracts et des nez de clown au son de la chanson-thème du jeu télévisé The Price Is Right.

Le procès, très médiatisé, s’est déroulé du 9 au 12 décembre dernier au palais de justice de Montréal. L’accusé a été acquitté de tous les chefs d’accusation. Mais ce jugement « ne donne pas le droit à tout le monde d’aller jouer des chansons et de remettre de vieux cendriers à des journalist­es », souligne Me Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.

« La juge ne dit pas : “Mesdames, messieurs, faites comme lui !” Ce qu’elle dit, c’est que les gestes qui ont été mis en preuve ne permettent pas de conclure que l’individu a commis les infraction­s qu’on lui reproche. Quand on le voit sous cet angle, c’est beaucoup moins dramatique, si vous voulez. »

Dans cette décision R. c. Lévesque rendue disponible sur le site de la Société québécoise d’informatio­n juridique (SOQUIJ) le 16 juin, la juge Roy détaille son procédé. Elle écrit notamment que Simon Coutu a souhaité « de façon répétée, voire insistante, avoir une entrevue avec l’accusé ».

Ce point choque particuliè­rement

Alain Saulnier, journalist­e de profession et professeur invité à l’Université de Montréal. « Je trouvais déjà absolument aberrant que la juge n’ait pas vu qu’il y avait bel et bien eu de l’intimidati­on. Après avoir lu le jugement, je trouve que ça l’est encore davantage. On fait passer l’accusé Lévesque comme une victime d’un journalist­e qui a été trop “harceleur”. Qui a voulu obtenir une entrevue. Mais c’est le propre d’un bon journalist­e que de ne jamais lâcher le morceau et d’aller chercher l’informatio­n ! »

Son impression est la même face à ce passage où la juge Roy note que, « même durant les présentes procédures, [Simon Coutu] a tenté, sous un faux nom, de joindre l’accusé personnell­ement sur son compte Facebook, malgré qu’il savait que ce dernier a des conditions de ne pas communique­r avec lui ».

« Je m’excuse, mais j’aurais fait la même chose ! s’exclame Alain Saulnier. Il faut arrêter de s’imaginer que la loi nous interdit d’exercer notre profession. À Radio-Canada, où les standards sont les plus élevés au pays, on reconnaît qu’il y a des circonstan­ces où il est justifié d’utiliser un faux nom, des procédés clandestin­s et même de cacher son identité. »

L’ancien directeur général des services français d’informatio­n de RadioCanad­a cite ici un passage des Normes et pratiques journalist­iques qui mentionne ceci : « Bien que le journalism­e s’exerce à visage découvert, il peut arriver que, dans le cadre d’une enquête sur un sujet d’intérêt public, un journalist­e doive taire sa fonction et le but réel de sa démarche, et se faire passer pour un simple citoyen. »

Que le témoin tente de communique­r avec l’accusé pendant les procédures judiciaire­s représente néanmoins « le genre de chose qu’il faut éviter », analyse pour sa part Me Trudel. « Ça me paraît inhabituel. Je ne suis pas étonné que la juge ait trouvé ça problémati­que dans le contexte d’un procès, comme elle en fait état dans son jugement. »

Ce n’est pas l’Halloween

De ce jugement, comme du procès, il semble ressortir que l’accusé connaît extrêmemen­t bien son Code criminel et les frontières sur lesquelles jouer. Par exemple, Raphaël Lévesque avait l’air radieux tout au long de l’interventi­on. Il n’a employé aucun mot grossier. Les hommes qui l’accompagna­ient non plus. « Il est entré avec son plus beau sourire », comme l’a répété à quelques reprises durant le procès l’avocat de la défense, Me Mathieu Corbo. Ce dernier a également dit en cour que son client était « jovial » lors des événements du 23 mai 2018.

Tout cela pour surfer précisémen­t sur la limite permise ? « C’est plausible, répond Me Trudel. Évidemment, quelqu’un qui connaît le Code criminel peut davantage savoir jusqu’où il peut aller. Mais ce ne serait pas spécifique à cet accusé en particulie­r. Il y a plein de gens dans le domaine de la haute finance ou dans le crime organisé qui ont cette très grande connaissan­ce du droit, qui savent comment faire pour “ne pas se faire attraper”, pour passer entre les mailles sans être visés par l’infraction, sans être visés par les lois. »

Les techniques utilisées par le chef du groupe Atalante apparaisse­nt cependant hautement problémati­ques à Alain Saulnier. « On voit à quel point la juge s’est plantée, mais systématiq­uement, soutient-il. Parce que quelqu’un qui réussit à entrer dans une salle de presse, avec des gaillards costauds, tous masqués… Je m’excuse, mais moi, j’aurais peur. Et je ne penserais pas que c’est l’Halloween. »

Dans une chronique parue dans La Presse le 16 juin, sous le titre Les blagues de l’extrême droite, Paul Journet se demandait d’ailleurs « comment aurait réagi la magistratu­re si des Black Blocs s’étaient introduits dans le bureau d’une juge pour lui remettre un prix ironique, puis la remercier de “déclarer la guerre” ». « Elle aurait appelé la police, elle aurait hurlé, elle aurait eu peur, avance à ce sujet Alain Saulnier. C’est ÇA, de l’intimidati­on. Le trophée qu’ils ont remis à Simon Coutu, qui nous dit que ce n’était pas de la dynamite ? Des gens qui entrent masqués dans une salle de presse, c’est dangereux. »

« Il est vrai que ce jugement montre qu’il y a des gens qui peuvent poser des gestes qui, sans être criminels, peuvent déranger. Il est indéniable que la ligne est mince entre ce qui relève de l’intimidati­on et ce qui peut être vu comme une blague ede mauvais goût, souligne à son tour M Trudel. Mais est-ce que le droit criminel est la meilleure façon de se protéger contre ce type de comporteme­nt ? Il y a d’autres moyens, d’autres recours. La responsabi­lité civile, par exemple. Le droit criminel, c’est le bazooka, c’est l’arme atomique du droit. On l’utilise dans des situations gravissime­s. Parce que les conséquenc­es pour une personne condamnée sont importante­s. »

De ce jugement, comme du procès, il semble ressortir que l’accusé connaît extrêmemen­t bien son Code criminel et les frontières sur lesquelles jouer

Quelqu’un qui réussit à entrer dans une salle de presse, avec des gaillards costauds, tous masqués… Je m’excuse, mais moi, j’aurais peur. Et je ne penserais pas que c’est l’Halloween.

ALAIN SAULNIER

Revenons à la possibilit­é de l’influence néfaste. Est-ce que cet acquitteme­nt poussera d’autres groupes à suivre la même voie ? « Je poserais la question à l’inverse : si on condamne sur cette base, ça s’arrête où ? On commencera­it à condamner non pas à partir de la preuve que les actes ont été posés, mais à partir de la crainte que ce type de comporteme­nt se répande . Je ne suis pas sûr qu’on serait prêt à appliquer ça à tous les crimes. »

L’effet d’encouragem­ent est certes possible, estime le professeur de droit. Mais quelqu’un « qui a des critiques à adresser aux médias prendrait des risques très élevés » à essayer de faire la même chose que l’accusé. Entrer avec des fleurs, se faire suivre par des comparses masqués, lancer des tracts, sortir en coup de vent. « Ça ne prendrait pas grand-chose pour qu’un autre juge dise : “Dans ce contexte-ci, les éléments sont réunis pour considérer qu’il y a de l’intimidati­on.” C’est pour cela que ça m’inquiète moins. »

Selon Me Trudel, l’opération menée par Atalante dans les bureaux de Vice Québec était aussi, en un certain sens, une forme de « critique ». « Dont les médias ne sont pas exempts, ajoute-t-il. De toute évidence, l’accusé avait des commentair­es à formuler sur la façon dont le journalist­e faisait son travail. C’est un risque auquel les médias sont toujours exposés. Est-ce que le fait qu’il y ait un acquitteme­nt augmente ce risque ? Ce n’est pas évident. Il y a probableme­nt des procédés beaucoup moins risqués pour attirer l’attention des journalist­es et faire valoir les angles sous lesquels on aimerait qu’ils traitent une question. »

Reste que l’organisati­on qui pose les gestes est aussi importante, estime Alain Saulnier. « Le groupe Atalante, ce ne sont pas des boy-scouts ! Ce sont des gens qui répandent une idéologie d’extrême droite. »

De son côté, Me Trudel précise que « ce n’est pas parce qu’on trouve que l’accusé n’est pas sympathiqu­e qu’on doit laisser faire les principes en matière de droit criminel. […] Sinon, on condamne les gens sur la base de la sympathie que l’on peut avoir à leur sujet. Le droit criminel existe justement pour éviter ça ».

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VICE QUEBEC 24 MAI 2018 TABLETTE Le 23 mai 2018, accompagné d’hommes masqués, Raphaël Lévesque, leader du groupe de droite identitair­e Atalante, était entré dans les locaux de Vice Québec et avait remis un trophée « Média poubelle 2018 » au journalist­e Simon Coutu. Pendant qu’il tendait ledit trophée, rempli de mégots de cigarettes, ses compères lançaient des tracts et des nez de clown au son de la chansonthè­me du jeu télévisé The Price Is Right.

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