L’intérêt national selon Justin Trudeau
M. Trudeau pouvait laisser partir Meng Wanzhou, faire plaisir à la Chine et abréger le séjour en prison de deux Canadiens que M. Trudeau aurait accueillis volontiers à leur retour des geôles chinoises. Cette vision de l’intérêt national a cependant un prix élevé : la réaction de Washington ne tarderait pas à se manifester.
En exprimant son refus complet de négocier l’échange de personnes détenues à l’étranger, le premier ministre Trudeau a mis fin au débat sur l’arrêt des procédures d’extradition de Meng Wanzhou.
Ce principe fort honorable ne doit pas nous faire oublier l’importance de l’enjeu économique dans ce dossier. Le Canada veut-il s’attirer les foudres de son principal partenaire commercial, qui achète 71 % de ses exportations pour plus de 400 milliards de dollars ? Des représailles américaines feraient mal à l’économie canadienne, comme l’a montré récemment le dossier de l’aluminium et de l’acier.
L’intervention des anciens ministres de la Justice, de parlementaires et de juristes nous rappelle que notre système politique repose sur l’indépendance des pouvoirs, mais que l’élu doit d’abord travailler à la défense de l’intérêt national.
Pour le grand politicologue français Raymond Aron, l’unique motivation d’un État dans ses agissements sur la scène internationale est la défense de l’intérêt national. L’univers des relations internationales demeure un domaine anarchique sans réelle autorité supérieure où le droit cède souvent la place à la force.
Très sensible à la réalité démocratique des nations, Aron reconnaît que l’intérêt national est pluriel. L’élu doit trancher entre plusieurs perceptions de ce qu’est l’intérêt national. Dans ce dossier, le premier ministre canadien a invoqué des considérations de négociations avec des preneurs d’otages. Fort bien. Mais est-ce le meilleur intérêt du Canada ?
Stopper la procédure d’extradition est une voie que M. Trudeau ne veut pas considérer au nom de l’indépendance du système judiciaire. Mais dans plusieurs cas, la loi donne à l’élu le droit de faire valoir l’intérêt national. C’est ce que M. Trudeau a fait, un peu maladroitement, mais avec raison, dans ses discussions avec Jody Wilson Rebould dans les poursuites contre SNC–Lavalin. Finalement, le gouvernement a eu raison de négocier un règlement plutôt que de s’en remettre au simple jugement d’un fonctionnaire sur la pertinence d’entamer des procédures.
Prix à payer
M. Trudeau pouvait laisser partir Meng Wanzhou, faire plaisir à la Chine et abréger le séjour en prison de deux Canadiens que M. Trudeau aurait accueillis volontiers à leur retour des geôles chinoises. Cette vision de l’intérêt national a cependant un prix élevé : la réaction de Washington ne tarderait pas à se manifester. On le sait, les compagnies américaines s’acharnent contre Huawei parce qu’elles ont pris du retard dans la technologie du G5 ; les tracasseries légales ralentissent les efforts de Huawei d’implanter son savoir-faire dans le monde.
On ne peut limiter ce débat aux simples paramètres légaux des procédures. Oui, la liberté de deux personnes est en jeu. Mais la décision doit être prise dans le contexte plus vaste de l’intérêt national pour tous les Canadiens.
Beaucoup d’intellectuels rejetteront rapidement cet argument économique du revers de la main. Mais le premier ministre doit prendre en considération l’intérêt des travailleurs et des entreprises canadiens. L’intérêt national aurait pu aussi être bien servi par un rapprochement à moyen terme avec la Chine.
La démocratie confère aux élus le choix d’une vision de l’intérêt national. M. Trudeau a pris une attitude ferme par rapport à l’emprisonnement de citoyens canadiens à l’étranger. Mais, du même coup, il rassure son partenaire commercial sur la préoccupation de ses intérêts. Un beau cadeau pour M. Trump !
Cela ne changera rien à l’attitude du président américain, qui n’aime pas et n’aimera probablement jamais le leader canadien. Mais M. Trudeau aura fait valoir une vision cohérente de l’intérêt national qui ne plaira pas à tous, mais qui a la profonde vertu d’être tout à fait légitime.