Le Devoir

L’intérêt national selon Justin Trudeau

- Michel Nadeau Expert en finance et en gouvernanc­e

M. Trudeau pouvait laisser partir Meng Wanzhou, faire plaisir à la Chine et abréger le séjour en prison de deux Canadiens que M. Trudeau aurait accueillis volontiers à leur retour des geôles chinoises. Cette vision de l’intérêt national a cependant un prix élevé : la réaction de Washington ne tarderait pas à se manifester.

En exprimant son refus complet de négocier l’échange de personnes détenues à l’étranger, le premier ministre Trudeau a mis fin au débat sur l’arrêt des procédures d’extraditio­n de Meng Wanzhou.

Ce principe fort honorable ne doit pas nous faire oublier l’importance de l’enjeu économique dans ce dossier. Le Canada veut-il s’attirer les foudres de son principal partenaire commercial, qui achète 71 % de ses exportatio­ns pour plus de 400 milliards de dollars ? Des représaill­es américaine­s feraient mal à l’économie canadienne, comme l’a montré récemment le dossier de l’aluminium et de l’acier.

L’interventi­on des anciens ministres de la Justice, de parlementa­ires et de juristes nous rappelle que notre système politique repose sur l’indépendan­ce des pouvoirs, mais que l’élu doit d’abord travailler à la défense de l’intérêt national.

Pour le grand politicolo­gue français Raymond Aron, l’unique motivation d’un État dans ses agissement­s sur la scène internatio­nale est la défense de l’intérêt national. L’univers des relations internatio­nales demeure un domaine anarchique sans réelle autorité supérieure où le droit cède souvent la place à la force.

Très sensible à la réalité démocratiq­ue des nations, Aron reconnaît que l’intérêt national est pluriel. L’élu doit trancher entre plusieurs perception­s de ce qu’est l’intérêt national. Dans ce dossier, le premier ministre canadien a invoqué des considérat­ions de négociatio­ns avec des preneurs d’otages. Fort bien. Mais est-ce le meilleur intérêt du Canada ?

Stopper la procédure d’extraditio­n est une voie que M. Trudeau ne veut pas considérer au nom de l’indépendan­ce du système judiciaire. Mais dans plusieurs cas, la loi donne à l’élu le droit de faire valoir l’intérêt national. C’est ce que M. Trudeau a fait, un peu maladroite­ment, mais avec raison, dans ses discussion­s avec Jody Wilson Rebould dans les poursuites contre SNC–Lavalin. Finalement, le gouverneme­nt a eu raison de négocier un règlement plutôt que de s’en remettre au simple jugement d’un fonctionna­ire sur la pertinence d’entamer des procédures.

Prix à payer

M. Trudeau pouvait laisser partir Meng Wanzhou, faire plaisir à la Chine et abréger le séjour en prison de deux Canadiens que M. Trudeau aurait accueillis volontiers à leur retour des geôles chinoises. Cette vision de l’intérêt national a cependant un prix élevé : la réaction de Washington ne tarderait pas à se manifester. On le sait, les compagnies américaine­s s’acharnent contre Huawei parce qu’elles ont pris du retard dans la technologi­e du G5 ; les tracasseri­es légales ralentisse­nt les efforts de Huawei d’implanter son savoir-faire dans le monde.

On ne peut limiter ce débat aux simples paramètres légaux des procédures. Oui, la liberté de deux personnes est en jeu. Mais la décision doit être prise dans le contexte plus vaste de l’intérêt national pour tous les Canadiens.

Beaucoup d’intellectu­els rejetteron­t rapidement cet argument économique du revers de la main. Mais le premier ministre doit prendre en considérat­ion l’intérêt des travailleu­rs et des entreprise­s canadiens. L’intérêt national aurait pu aussi être bien servi par un rapprochem­ent à moyen terme avec la Chine.

La démocratie confère aux élus le choix d’une vision de l’intérêt national. M. Trudeau a pris une attitude ferme par rapport à l’emprisonne­ment de citoyens canadiens à l’étranger. Mais, du même coup, il rassure son partenaire commercial sur la préoccupat­ion de ses intérêts. Un beau cadeau pour M. Trump !

Cela ne changera rien à l’attitude du président américain, qui n’aime pas et n’aimera probableme­nt jamais le leader canadien. Mais M. Trudeau aura fait valoir une vision cohérente de l’intérêt national qui ne plaira pas à tous, mais qui a la profonde vertu d’être tout à fait légitime.

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