Le Devoir

L’interminab­le affaire Meng

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Cela fait 565 jours que les Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor sont détenus en Chine, où ils furent emprisonné­s dans la foulée de l’arrestatio­n au Canada de la cheffe financière du géant chinois des télécommun­ications Huawei, Meng Wanzhou. Ses procédures d’extraditio­n vers les ÉtatsUnis avancent à pas de tortue devant la Cour suprême de la Colombie-Britanniqu­e et Mme Meng attend le verdict de la Cour dans le confort de sa maison luxueuse située dans un quartier huppé de Vancouver. Elle peut circuler librement dans cette ville, à condition de porter un bracelet électroniq­ue autour de sa cheville. Au mois de mai, alors en attente d’une décision préliminai­re sur le bien-fondé de la demande d’extraditio­n américaine, elle a même participé à une séance de photos profession­nelle devant la Cour. Souriante et radieuse dans sa robe noire et ses talons hauts, Mme Meng avait l’air d’une femme épanouie en plein contrôle de son image.

Pendant ce temps, MM. Kovrig et Spavor sont détenus dans des conditions inhumaines, privés même des visites consulaire­s et de leurs lunettes de lecture. Ils passent jour et nuit dans des cellules où les lumières ne s’éteignent jamais. Ils n’ont pas vu le soleil depuis plus de 18 mois. C’est ainsi que la Chine cherche à mettre de la pression sur le gouverneme­nt du premier ministre de Justin Trudeau pour abandonner les procédures d’extraditio­n à l’endroit de Mme Meng. C’est du chantage pur et simple.

Alors que la plupart des experts en relations internatio­nales implorent le gouverneme­nt de ne pas céder devant cette « diplomatie d’otages », voilà qu’un groupe d’anciens diplomates et politicien­s, auquel s’est jointe l’ex-juge de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour, lèvent leurs voix pour demander à M. Trudeau et à son ministre de la Justice, David Lametti, d’intervenir directemen­t pour mettre immédiatem­ent fin aux procédures contre Mme Meng. Se basant sur un avis juridique de l’avocat de la famille de M. Kovrig, Brian Greenspan, les 19 signataire­s d’une lettre pour le moins inusitée affirment que la Loi sur l’extraditio­n donne au ministre toute la latitude dont il a besoin pour agir ainsi. Ils reprennent ainsi les arguments de l’ancien premier ministre Jean Chrétien, pour qui toute cette affaire ne serait que le résultat d’une campagne politique de l’administra­tion du président Donald Trump pour anéantir Huawei, soupçonnée d’activités d’espionnage en faveur du régime communiste à Pékin.

MM. Kovrig et Spavor sont détenus dans des conditions « équivalant à de la torture », selon la lettre signée, entre autres, par l’ancien ministre de la Justice sous M. Chrétien, Allan Rock, l’ancien ambassadeu­r aux Nations unies sous Brian Mulroney, Yves Fortier, et l’ancien chef du Nouveau parti démocratiq­ue Ed Broadbent. « Nous pensons que les deux Michael resteront dans leurs cellules de prison chinoises jusqu’à ce que Mme Meng soit libre de retourner en Chine. » Qui plus est, les procédures d’extraditio­n contre cette dernière « entravent la politique étrangère du Canada à un moment où il est crucial de la définir avec clarté et audace. »

Personne ne reste indifféren­t devant les souffrance­s de MM. Kovrig et Spavor. Accusés formelleme­nt d’espionnage, ils n’ont reçu de la Chine aucune preuve justifiant leur détention, ce qui contraste avec la documentat­ion abondante fournie en cour par les autorités américaine­s et canadienne­s contre Mme Meng. Tout le monde souhaite une fin rapide à cette affaire, qui dure depuis déjà trop longtemps et empoisonne les relations sino-canadienne­s.

Or, la démarche de Mme Arbour et des autres n’a rien fait pour dénouer l’impasse. Au contraire, elle a plutôt eu pour résultat de forcer M. Trudeau à durcir le ton envers la Chine. Tout le monde sait que ces anciens acolytes de M. Chrétien, comme M. Chrétien lui-même, souhaitent que le Canada et la Chine tissent de plus étroites relations diplomatiq­ues et économique­s pour faire contrepoid­s à l’influence des États-Unis. Animée par un certain antiaméric­anisme, l’aile multilatér­aliste du Parti libéral du Canada a toujours regardé la Chine avec des lunettes roses. Mais si on peut pardonner la naïveté des années 1990, quand la Chine montrait des signes de vouloir se joindre à la communauté internatio­nale en respectant ses normes, ce n’est plus le cas en 2020 alors que le régime de Xi Jinping fait de plus en plus fi de ces mêmes normes pour avancer ses propres intérêts économique­s et politiques. Heureuseme­nt, certains membres du conseil des ministres de M. Trudeau l’ont compris et ont convaincu leur patron d’ignorer la demande des « Canadiens distingués » qui lui ont écrit cette semaine.

S’il cédait au chantage qu’exerce le régime chinois sur son gouverneme­nt, M. Trudeau mettrait le Canada à la merci de tels comporteme­nts de la part de la Chine dans l’avenir. Sur la scène internatio­nale, il minerait la crédibilit­é du Canada comme pays de droit en donnant l’impression que la justice canadienne relève du pouvoir politique. Oui, le ministre de la Justice a le pouvoir d’intervenir pour arrêter les procédures d’extraditio­n. Mais en l’absence d’une preuve flagrante démontrant que les accusation­s américaine­s contre Mme Meng sont de nature politique plutôt que criminelle, il ne devrait jamais se servir de ce pouvoir. Or, l’enquête du départemen­t de la Justice américaine qui a mené aux accusation­s de fraude bancaire contre Mme Meng avait commencé sous le gouverneme­nt de Barack Obama. Rien n’indique qu’il s’agit d’une simple affaire politique. Et si jamais il en était autrement, ce serait à la Cour suprême de la Colombie-Britanniqu­e de trancher. C’est comme ça que cela fonctionne dans les démocratie­s.

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