La mémoire est déboulonnée, vive la mémoire !
Il y a les Bristoliens qui ont balancé Edward Colston dans l’Avon ; il y a les Montréalais qui ont fait prendre une douche violette à John A. Macdonald et il y a les historiens de salon qui s’enflamment sur les réseaux sociaux contre ceux qui ont osé s’en prendre aux hommes en bronze. L’heure est à la mobilisation contre le racisme, la brutalité policière et le colonialisme. Collatéralement, l’heure est à la réflexion contre ces monuments d’hommes que nous avons dénués de leur racisme, de leur brutalisme et de leur colonialisme.
À regarder les déboulonneux et les anti-déboulonneux déchirer leur chemise sur le sujet, on constate que la mémoire collective soutenue dans l’espace public n’est peut-être pas si « collective », et cela nous rappelle qu’il y a un décalage entre l’Histoire — ce qui s’est passé — et la mémoire — ce dont on se souvient. Posons-nous cette question : outre la gloire et les méfaits des personnages historiques, de quoi se souvient-on avec ces statues et ces monuments ?
Il est peut-être là, le problème. Un homme, grand ou petit, ne fait pas l’Histoire à lui seul, et pourtant, il en retire beaucoup de crédit. On lui accorde une si grande importance que l’éclipser de l’espace public nous apparait comme un outrage à l’histoire nationale, comme si on bafouait l’origine de notre identité.
C’est bien étrange, car la statue est mémoire politique ; elle sert le programme subjectif et idéologique de l’État qui l’érige. Elle est au service du présent, pas de l’Histoire. L’Histoire,
Ériger des statues et des lieux de mémoire à l’effigie d’une personnalité est un pari risqué
elle, n’a pas besoin d’effigie, car elle se trouve au croisement d’actions et d’interactions humaines qui dépassent l’individualité.
Complexité
Honorer les grands hommes, c’est faire reposer le récit national et la construction identitaire entre les mains d’humbles humains, des personnes complexes qui, comme nous, ont jonglé entre fierté et embarras. Mais les statues font fi de cette complexité humaine. Elles imposent une interprétation sursimplifiée et l’espace public regorge de mortels que l’on fait passer pour des saints.
Nous serions sots d’oublier dogmatiquement ce que ces hommes ont apporté sous prétexte qu’ils ont aussi causé du mal, mais nous sommes encore plus irresponsables de dénier le mal qu’ils ont causé sous prétexte de ce qu’ils ont apporté. Le malaise, il est là. Les humains ont de multiples facettes, mais les statues, elles, non.
Ériger des statues et des lieux de mémoire à l’effigie d’une personnalité est un pari risqué. C’est un mariage mémoriel avec un individu que l’on ne connaît pas, mais à qui l’on confie la responsabilité de notre identité nationale. Le comble, c’est que nous entretenons les unions alors que nous ne les comprenons pas.
Pour reprendre les propos de l’historienne Charlotte L. Riley publiés dans The Guardian, les statues faillissent à nous documenter, elles ne sont pas conçues pour nous faire réfléchir, on ne dit pas qui les a commandées, ni pourquoi. Il nous incombe de les aduler aveuglément, sans contexte. Et nous, nous avons peur d’interagir avec elles, comme si l’inconfort ne valait pas le divorce, comme si la rupture détruisait la mémoire, comme s’il n’y avait pas d’autre solution.
Introspection
Pourtant, des solutions de rechange, il y en a, à commencer par la conception même des lieux de mémoire. Et si, à la place d’ériger les monuments en guise d’hommage, on les concevait comme des lieux de réflexion ? Et si, à la place de vanter le récit national, on misait sur les nuances et l’introspection que peut nous insuffler le passé ?
Plutôt que de glorifier les grands hommes, pourrions-nous profiter de l’espace public pour honorer des idées et des valeurs, ou encore pour mettre en scène des questionnements ? Prenons exemple chez les Scandinaves : à Morokulien, sur la frontière suédonorvégienne, on a érigé en 1914 un monument pour célébrer 100 ans de paix entre la Suède et la Norvège.
Cet imposant « monument de la paix » ne représente aucun individu précis. À cet endroit, on n’honore pas de grands noms, pas de grands personnages, pas de grands héros ni de grands hommes. À Morokulien, ce qu’on glorifie, c’est un concept : la paix.
Déboulonner des statues et rebaptiser des rues nous dérange parce que nous avons emmuré notre mémoire nationale dans l’histoire des grands hommes, et les retirer de l’espace public nous donne l’impression de faire violence à notre mémoire et d’oublier notre histoire.
Pourtant, ériger des statues, les déboulonner, baptiser des rues, les rebaptiser, c’est le signe que nous dialoguons avec l’Histoire, que nous lui portons une attention particulière et que nous en tirons des leçons. Par-dessus tout, c’est une preuve que nous réfléchissons à qui nous sommes et à ce que nous souhaitons devenir.
Nous sommes tellement plus qu’une histoire de « grands hommes ». Acceptons humblement de nous détacher d’eux, profitons-en pour réfléchir et apprendre sur notre passé. Repensons notre mémoire, avec critique, sagesse et humilité.