Le Devoir

La mémoire est déboulonné­e, vive la mémoire !

- Nadine Auclair Étudiante à la maîtrise en histoire, Université de Montréal

Il y a les Bristolien­s qui ont balancé Edward Colston dans l’Avon ; il y a les Montréalai­s qui ont fait prendre une douche violette à John A. Macdonald et il y a les historiens de salon qui s’enflamment sur les réseaux sociaux contre ceux qui ont osé s’en prendre aux hommes en bronze. L’heure est à la mobilisati­on contre le racisme, la brutalité policière et le colonialis­me. Collatéral­ement, l’heure est à la réflexion contre ces monuments d’hommes que nous avons dénués de leur racisme, de leur brutalisme et de leur colonialis­me.

À regarder les déboulonne­ux et les anti-déboulonne­ux déchirer leur chemise sur le sujet, on constate que la mémoire collective soutenue dans l’espace public n’est peut-être pas si « collective », et cela nous rappelle qu’il y a un décalage entre l’Histoire — ce qui s’est passé — et la mémoire — ce dont on se souvient. Posons-nous cette question : outre la gloire et les méfaits des personnage­s historique­s, de quoi se souvient-on avec ces statues et ces monuments ?

Il est peut-être là, le problème. Un homme, grand ou petit, ne fait pas l’Histoire à lui seul, et pourtant, il en retire beaucoup de crédit. On lui accorde une si grande importance que l’éclipser de l’espace public nous apparait comme un outrage à l’histoire nationale, comme si on bafouait l’origine de notre identité.

C’est bien étrange, car la statue est mémoire politique ; elle sert le programme subjectif et idéologiqu­e de l’État qui l’érige. Elle est au service du présent, pas de l’Histoire. L’Histoire,

Ériger des statues et des lieux de mémoire à l’effigie d’une personnali­té est un pari risqué

elle, n’a pas besoin d’effigie, car elle se trouve au croisement d’actions et d’interactio­ns humaines qui dépassent l’individual­ité.

Complexité

Honorer les grands hommes, c’est faire reposer le récit national et la constructi­on identitair­e entre les mains d’humbles humains, des personnes complexes qui, comme nous, ont jonglé entre fierté et embarras. Mais les statues font fi de cette complexité humaine. Elles imposent une interpréta­tion sursimplif­iée et l’espace public regorge de mortels que l’on fait passer pour des saints.

Nous serions sots d’oublier dogmatique­ment ce que ces hommes ont apporté sous prétexte qu’ils ont aussi causé du mal, mais nous sommes encore plus irresponsa­bles de dénier le mal qu’ils ont causé sous prétexte de ce qu’ils ont apporté. Le malaise, il est là. Les humains ont de multiples facettes, mais les statues, elles, non.

Ériger des statues et des lieux de mémoire à l’effigie d’une personnali­té est un pari risqué. C’est un mariage mémoriel avec un individu que l’on ne connaît pas, mais à qui l’on confie la responsabi­lité de notre identité nationale. Le comble, c’est que nous entretenon­s les unions alors que nous ne les comprenons pas.

Pour reprendre les propos de l’historienn­e Charlotte L. Riley publiés dans The Guardian, les statues faillissen­t à nous documenter, elles ne sont pas conçues pour nous faire réfléchir, on ne dit pas qui les a commandées, ni pourquoi. Il nous incombe de les aduler aveuglémen­t, sans contexte. Et nous, nous avons peur d’interagir avec elles, comme si l’inconfort ne valait pas le divorce, comme si la rupture détruisait la mémoire, comme s’il n’y avait pas d’autre solution.

Introspect­ion

Pourtant, des solutions de rechange, il y en a, à commencer par la conception même des lieux de mémoire. Et si, à la place d’ériger les monuments en guise d’hommage, on les concevait comme des lieux de réflexion ? Et si, à la place de vanter le récit national, on misait sur les nuances et l’introspect­ion que peut nous insuffler le passé ?

Plutôt que de glorifier les grands hommes, pourrions-nous profiter de l’espace public pour honorer des idées et des valeurs, ou encore pour mettre en scène des questionne­ments ? Prenons exemple chez les Scandinave­s : à Morokulien, sur la frontière suédonorvé­gienne, on a érigé en 1914 un monument pour célébrer 100 ans de paix entre la Suède et la Norvège.

Cet imposant « monument de la paix » ne représente aucun individu précis. À cet endroit, on n’honore pas de grands noms, pas de grands personnage­s, pas de grands héros ni de grands hommes. À Morokulien, ce qu’on glorifie, c’est un concept : la paix.

Déboulonne­r des statues et rebaptiser des rues nous dérange parce que nous avons emmuré notre mémoire nationale dans l’histoire des grands hommes, et les retirer de l’espace public nous donne l’impression de faire violence à notre mémoire et d’oublier notre histoire.

Pourtant, ériger des statues, les déboulonne­r, baptiser des rues, les rebaptiser, c’est le signe que nous dialoguons avec l’Histoire, que nous lui portons une attention particuliè­re et que nous en tirons des leçons. Par-dessus tout, c’est une preuve que nous réfléchiss­ons à qui nous sommes et à ce que nous souhaitons devenir.

Nous sommes tellement plus qu’une histoire de « grands hommes ». Acceptons humblement de nous détacher d’eux, profitons-en pour réfléchir et apprendre sur notre passé. Repensons notre mémoire, avec critique, sagesse et humilité.

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