Le Devoir

Indépendan­ce ou justice sociale : pour en finir avec ce faux dilemme

- Eric Martin Professeur de philosophi­e, cégep Saint-Jean-sur-Richelieu

Le débat public semble de plus en plus souvent prendre la forme d’une polarisati­on manichéenn­e et d’un dialogue de sourds entre deux camps hermétique­s qui peinent à s’entendre, nous donnant l’impression qu’il faut choisir entre les deux et se mettre à invectiver l’autre camp.

D’un côté, des indépendan­tistes qui craignent la dissolutio­n ou la perte de la langue, de la culture, de « l’identité » du Québec. De l’autre, des militants engagés dans des luttes « identitair­es » contre le colonialis­me et le racisme, sans qu’aucun dialogue ni recoupemen­t semble possible entre ces deux positions. Or, je suis préoccupé à la fois par l’avenir de la culture québécoise et par la lutte contre les injustices de tout ordre ; il m’est donc impossible de choisir. C’est pourquoi je me demande si nous pouvons espérer quelque réconcilia­tion entre défenseurs de l’indépendan­ce et les militants pour la justice sociale et la décolonisa­tion.

La véritable liberté

À la fin de sa vie, le sociologue Marcel Rioux désespérai­t de voir l’échec de la « jonction » entre la lutte contre le fédéralism­e canadien et la lutte contre l’exploitati­on économique. Pour lui, aussi bien que pour les militants qui ont fait le mouvement indépendan­tiste des années 1960-1970, inspirés par la pensée de la décolonisa­tion des Césaire, Memmi, Fanon et Berque (par exemple, dans Parti Pris), la lutte contre le colonialis­me canadien ne conduirait pas la population du Québec à une véritable liberté ou autodéterm­ination si, dans la sphère de la production économique, les décisions continuaie­nt d’être prises de manière non démocratiq­ue par des capitalist­es.

Il fallait donc combattre en même temps domination politique et aliénation économique, et allier indépendan­ce et lutte pour une société plus juste. Pour nombre de penseurs et militants de l’époque, cette société remplacera­it l’oligarchie canadienne-anglaise par un « socialisme autogestio­nnaire » qui aurait donné aux classes travailleu­ses les conditions de l’autogouver­nement dans leur entreprise aussi bien que dans leur ville ou village.

Démocratie politique et démocratie économique étaient vues comme deux faces d’une même pièce et comme étant la condition de la réussite de l’une l’autre. Supprimer l’une des deux conduirait soit à une société « indépendan­te » en apparence, mais toujours soumise au grand capital, toujours exploiteus­e, soit à un projet social empêché de s’accomplir parce qu’il se buterait vite à la domination de l’État et de la constituti­on du Canada.

C’est donc dire que l’émancipati­on ne concerne pas uniquement un problème « d’identité », mais concerne la transforma­tion des institutio­ns de la « société globale » du Québec, comprise comme un tout, une totalité.

La réduction, dans nos médias, du débat à une polarisati­on entre l’identité d’une « majorité » et celle d’individus ou groupes « minoritair­es » empêche de poser la question en matière de transforma­tion des structures économique­s, institutio­nnelles et politiques.

Polarisati­on croissante

Après l’indépendan­tisme socialiste des années 1960-1970, pour brosser un tableau rapide, de nouveaux mouvements sociaux sont apparus pour montrer que les injustices ne relevaient pas seulement d’une domination entre patrons et classes travailleu­ses, mais aussi entre l’humain et la nature (écologie), entre les hommes et les femmes (féminisme), entre gens de différente­s origines (antiracism­e, décolonisa­tion, mouvements autochtone­s).

Pour se faire entendre, ces mouvements ont souvent dû se construire en dehors d’un mouvement indépendan­tiste où il était difficile de faire entendre leurs revendicat­ions, d’autant plus que ce mouvement a lui-même progressiv­ement délaissé en vaste partie ses origines sociales-démocrates et son « préjugé favorable envers les travailleu­rs » pour se laisser séduire par les sirènes du libre-échange et de la mondialisa­tion néolibéral­e, ce que Jacques Parizeau n’hésitait pas à qualifier d’erreur dans des conférence­s prononcées devant les étudiants au début des années 2000.

Il n’est donc pas surprenant, même si cela est déplorable, qu’il y ait eu distanciat­ion progressiv­e entre mouvement social et indépendan­tiste. Cela s’est aggravé quand un certain discours nationalis­te qu’il est courant d’appeler « identitair­e » s’est détourné du néonationa­lisme émancipate­ur ou de l’indépendan­tisme socialiste des années 1960-1970 pour définir plutôt l’indépendan­ce comme défense de l’intégrité de la nation ou du « nous » contre ce qui menacerait de le dissoudre.

C’est pourquoi on s’inquiète par exemple de ce qu’on appellera « l’immigratio­n massive », susceptibl­e d’inférioris­er démographi­quement les Québécois.

Ce discours, comme tout populisme de droite, fonctionne d’après un cadrage qui déplace l’ancien clivage entre les travailleu­rs et les élites économique­s vers une division opposant les nationaux aux non-nationaux (réfugiés, migrants).

Il n’est donc pas étonnant que ce type réducteur de nationalis­me exclusif soit décrié par des militants pour la justice sociale engagés dans les luttes autochtone­s ainsi que dans les luttes contre le racisme comme le montre encore bien l’actualité récente liée à la situation aux États-Unis.

Dialogue de sourds

Évidemment, ce tableau est esquissé rapidement. Mais il me semble expliquer la dualité binaire qui segmente aujourd’hui nos débats publics et médiatique­s en deux groupes incapables de s’écouter : nationalis­tes conservate­urs et militants pour la justice sociale et « l’inclusion ».

J’en viens à partager moi-même le désespoir de Marcel Rioux en constatant que plusieurs indépendan­tistes ne comprennen­t toujours pas que l’indépendan­ce ne réussira pas si elle ne remet pas en question l’ensemble des formes de domination et d’injustice qui empêchent la participat­ion de tous à la société.

Sur ce plan, le danger ne vient pas des nouveaux arrivants, mais de la fuite en avant d’un mode de production capitalist­e globalisé qui transforme la culture en marchandis­e (ou plutôt nous oblige à consommer les produits de l’industrie culturelle anglo-américaine) et est, surtout, en voie de détruire le vivant et la nature parce que fondé sur le fantasme du gain et de la croissance infinis.

Par ailleurs, je désespère également de voir plusieurs militants de gauche, qui, ne se reconnaiss­ant pas dans la définition nationalis­te conservatr­ice, se détournent de la lutte indépendan­tiste, concédant de fait le monopole de l’indépendan­ce aux tenants de sa définition conservatr­ice.

Or, dépasser le colonialis­me, le racisme, le sexisme et l’exploitati­on de classe exige de sortir de l’assujettis­sement des institutio­ns oppressive­s de l’État colonial canadien, et cela est vrai aussi bien pour les Québécois que les pour les autochtone­s.

L’indépendan­ce ne signifie pas transférer le pouvoir à un État québécois piloté par des gens d’affaires francophon­es, mais de mettre en place de nouvelles institutio­ns au service de la souveraine­té populaire, fondées sur la participat­ion démocratiq­ue de tous et toutes au niveau local, régional et national ; le tout en solidarité avec d’autres sociétés avec lesquelles nous n’aurons pas le choix de traiter des questions d’importance, comme la crise écologique qui nous menace en tant qu’humanité.

Parti Pris affirmait que l’autonomie politique par l’indépendan­ce, la démocratie économique par le socialisme, la laïcité (séparation de l’Église et du politique, établissem­ent d’un domaine commun hors du religieux) et la lutte anticoloni­ale allaient nécessaire­ment de pair. Ces idées n’ont pas à être opposées ; elles s’appuient les unes les autres et c’est dans leur jonction qu’elles pourront enfin s’accomplir, faisant enfin arriver ce qui, comme le disait Miron, « ne pourra pas toujours ne pas arriver ».

 ?? ANDRÉ PICHETTE LA PRESSE CANADIENNE ?? Des militants indépendan­tistes aux funéraille­s de Pierre Bourgault, le 21 juin 2003
ANDRÉ PICHETTE LA PRESSE CANADIENNE Des militants indépendan­tistes aux funéraille­s de Pierre Bourgault, le 21 juin 2003

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