Série En coulisses
Le métier méconnu, souvent invisible dans les programmes des récitals, comporte pourtant de grandes responsabilités
Parler de culture en tant que secteur industriel peut faire grincer des dents ceux qui craignent que l’on réduise l’art à des colonnes de chiffres. Ceux-ci révèlent toutefois une réalité économique de poids : l’industrie culturelle emploie environ 178 000 travailleurs au Québec et génère des retombées annuelles de près de 9,4 milliards de dollars. Or, derrière chaque oeuvre s’active une armée de travailleurs de l’ombre dont le métier est aujourd’hui menacé par la crise sanitaire, travailleurs auxquels
Le Devoir consacre une série.
Dans les pochettes d’albums, on remercie le gars qui a mixé le disque, celui qui s’est occupé du matriçage… Pourquoi pas l’accordeur de piano, aussi ? » suggère Francis Rivard.
On n’y pense pas lorsqu’on prend place au Gesù, à l’Upstairs ou à la salle Wilfrid-Pelletier, mais le technicien accordeur de piano est un maillon essentiel à la réussite d’un concert où cet instrument est requis. Francis Rivard, pianiste formé à la musique classique puis en interprétation jazz à l’université, exerce ce métier depuis une vingtaine d’années. Il prend soin du piano droit des amateurs avec le même souci de perfection que lorsqu’on fait appel à lui pour calibrer un rutilant Steinway au théâtre Maisonneuve pendant le Festival international de jazz de Montréal, à la Maison symphonique avant un récital, sur un plateau de télévision avant une performance ou dans un studio d’enregistrement.
Jean-Michel Blais fait appel à lui pour dorloter son instrument ; il y a quelques semaines, en allant lui rendre visite, le technicien accordeur remarquait le trophée du prix d’honneur pour la musique originale qui lui a été décerné au Festival de Cannes l’année dernière, auquel s’est récemment ajouté l’Iris de la meilleure musique originale, pour la musique du film
Matthias et Maxime, de Xavier Dolan, composée et enregistrée sur un piano calibré par l’accordeur. « Il y a plein de techniciens qui ont travaillé sur cet enregistrement, mais ça prenait aussi un piano bien accordé. Il y a un peu de moi là-dedans ! » se réjouit Francis Rivard.
Le 25 mai dernier, après de longues semaines de confinement, il a repris son marteau d’accordage, ses clés et ses sourdines pour redonner du lustre, de la brillance et de la clarté aux instruments de la clientèle de Pianos Bolduc, l’un des plus importants détaillants et locateurs de pianos de la région montréalaise, notamment les réputés Steinway, dont la famille Bolduc est le représentant au Québec. L’agenda du technicien accordeur est déjà rempli jusqu’à la mi-juillet, principalement de demandes de particuliers, « mais les premiers pianos que j’ai accordés après le confinement furent ceux du studio Piccolo et du studio Mixart, car ils ont à nouveau des projets d’enregistrement d’albums ».
Cet été sera fort différent pour Rivard, qui ne s’en plaint quand même pas trop : « Je ne ferai juste plus de semaines de 50 ou 60 heures et je ne travaillerai plus les fins de semaine… » En temps normal, la saison estivale représente une charge de travail additionnelle pour celui qu’on appelle afin de prendre soin des pianos sur lesquels s’exécutent les musiciens invités aux Francos et au Festival international de jazz de Montréal.
L’important mentorat
Ce métier exige d’être perfectionniste, minutieux, et patient — en plus d’aimer faire de la route, pour se déplacer d’un piano à l’autre. C’est par nécessité que Francis Rivard l’a découvert : « Quand j’étais à l’université, je n’avais pas les moyens de me payer un accordeur deux fois par année. Les violonistes et les guitaristes
Travailler sur des grands pianos de concert, c’est le fun. C’est la fierté d’amener l’instrument à un niveau supérieur.
FRANCIS RIVARD
accordent eux-mêmes leurs instruments ; pas plus fou qu’un autre, je me suis dit que j’apprendrais à le faire moi-même. » Puis il a accordé le piano de ses parents, puis ceux de ses amis, « le goût du métier m’est venu comme ça ». Il a appris les rudiments du métier chez Pianos Blouin à Sherbrooke, une entreprise familiale qui possède aussi un atelier de restauration. « Au Canada, il n’existe plus d’école d’accordeurs de piano, et seulement une poignée encore aux ÉtatsUnis. Le métier s’apprend beaucoup par mentorat », dit-il en saluant Gaétan Perrin de Trois-Rivières, qui lui a beaucoup appris.
Francis Rivard a également fait un stage à l’atelier new-yorkais de la maison Steinway, ce qui le destinait presque à collaborer avec Pianos Bolduc. « Avant, j’aimais redonner vie à des pianos abandonnés, presque morts, dit l’accordeur. Tu passes une journée ou deux sur l’instrument, à le nettoyer, le dépoussiérer, lui redonner une âme, c’est satisfaisant. Mais travailler sur des grands pianos de concert, c’est le fun. C’est la fierté d’amener l’instrument à un niveau supérieur. »
Un bon accordeur doit aussi savoir travailler sous pression : les artistes peuvent être particulièrement exigeants… « Je peux passer beaucoup de temps avec les artistes. Ils sont là, à côté de moi, pendant que je travaille, joue l’instrument pour l’évaluer — “ah ! telle note sonne un peu trop fort, j’ai du mal à la contrôler”… J’aime travailler avec ceux que j’appelle “des pianistes de course”, ils connaissent la mécanique de l’instrument, qui demande un travail très précis pour que l’artiste ait un maximum de contrôle sur la dynamique de l’instrument. »
En effet, un piano est un objet à la mécanique très complexe, que le technicien accordeur compare à une automobile : « Beaucoup de réglages mécaniques à faire pour donner au son de la profondeur, pour que s’exprime la richesse du piano. Ensuite, certains clients préfèrent un son plus feutré, d’autres un son plus brillant, y a des techniques pour ajuster ça. »
Si chaque pianiste a ses préférences en matière de définition sonore, certaines disparités existent entre eux, selon qu’ils interprètent du jazz, de la musique classique ou de la musique populaire, avance Francis Rivard. « Je remarque que les pianistes classiques professionnels préfèrent un diapason un peu plus élevé, au la à 442 Hz, alors que les pianistes jazz ou populaires s’en tiennent au la à 440 Hz, c’est particulièrement flagrant à Montréal. Y en a même qui sont plus pointilleux et qui demandent un la à 441 Hz, mais bon, la différence est à peine perceptible… En général, les musiciens classiques sont plus exigeants à propos de la sonorité de leur piano, alors qu’au jazz, les interprètes s’adaptent aux défauts et aux qualités de l’instrument ; ils jouent avec ces caractéristiques, parce que chaque piano a sa propre personnalité. Je dis toujours : fais-toi ami avec ton instrument plutôt que de te battre avec ! »