Le Devoir

Notre maître le passé

- Maxime Catellier Écrivain et professeur de littératur­e au collège de Valleyfiel­d

Je me souviens, j’étais très jeune, de ce personnage incarné par le regretté Raymond Bélisle dans le téléroman Cormoran, écrit par Pierre Gauvreau. Un boucher de village aux sympathies fascistes avait créé les Chemises bleues, organisati­on paramilita­ire ayant pour but de promouvoir le nazisme.

Cela se passait dans le Québec des années 1940, celui-là même où la pensée de Lionel Groulx dominait, du haut de sa chaire, les idées de son temps. Or, s’il est vrai que le combat de Lionel Groulx se situait au coeur de la lutte identitair­e qui opposait le conquérant loyaliste au conquis canadien-français, il est difficile de ne pas voir le rapprochem­ent qui s’est opéré dans les années 1930 entre cette entreprise idéologiqu­e de définir l’identité canadienne-française et de la protéger des impuretés anglaises, ou autres, et cette sympathie manifeste des intellectu­els de l’époque pour les régimes totalitair­es européens.

Lors du soulèvemen­t révolution­naire de l’été 1936 en Espagne, Groulx prend ouvertemen­t parti pour l’Espagne « blanche » de Franco contre l’Espagne « rouge » du soulèvemen­t révolution­naire, mais il critique surtout le libéralism­e et la laïcité défendus par les organisati­ons marxistes, socialiste­s et anarchiste­s des ouvriers de Barcelone : « Les lubies surannées du libéralism­e économique nous inoculent chaque jour le germe virulent des pires chancres sociaux », écrit le chanoine. Ici, le langage épidémiolo­gique n’est pas anodin : les sociétés démocratiq­ues traînent dans leur sillage tous ces virus qui contaminen­t la pureté de l’âme. Il y a, dans la pensée de Groulx, cette recherche de la pureté qui conduit à une conception eugéniste du peuple et une conception autoritari­ste de l’État.

Alors qu’on en fait le père de la Révolution tranquille, la lecture des Chemins de l’avenir où il convie la jeunesse en 1964 nous le montre plutôt en défenseur des valeurs traditionn­elles, de l’autorité des maîtres et d’une éducation portée sur l’ascèse du corps et de l’esprit. Il en vient même à faire un lien entre les ravages du cancer et cette dégénéresc­ence morale qu’il constate autour de lui : « Rien à faire, dirait-on, que d’entreprend­re l’un de ces jours, à pied d’oeuvre, la réfection totale de l’espèce, un ressourcem­ent à ses vertus primitives. Et cela voudrait dire le choix de la femme la plus saine, la plus pure, de l’homme le plus intègre physiqueme­nt, le plus sain de cette élite qui aurait su se dérober à toutes les contaminat­ions, à toutes les impuretés, à toutes les extravagan­ces débilitant­es où se complaisen­t aujourd’hui les contempora­ins. Entre ces deux êtres de choix, cela voudrait dire encore un amour aussi sain, aussi pur que la pureté même pour le recommence­ment d’une autre race d’hommes. » N’est-ce pas là l’essence même d’une pensée eugéniste, celle-là même qui a conduit à l’exterminat­ion des Juifs d’Europe ?

Or, qu’un tel homme soit célébré partout sur le territoire, que des rues portent son nom de Valleyfiel­d à Trois-Rivières, en passant par Montréal, Sherbrooke et Gatineau ; que des établissem­ents d’enseigneme­nt portent son nom ; que des montagnes de la CôteNord aient été dépossédée­s de leur nom en langue innue en son honneur ; bref, qu’il écrase de tout son poids notre toponymie en dit long sur l’influence qu’il exerce sur notre identité, une identité marquée beaucoup plus par le conservati­sme moral et social que par les valeurs d’ouverture et de fraternité entre les peuples. C’est pourquoi il serait temps d’honorer quelqu’un d’autre, sur la carte de notre métro, que Lionel Groulx. Et pourquoi pas un pianiste noir qui s’est illustré de manière exceptionn­elle dans son idiome, le jazz, une musique qui est censée faire partie de l’ADN et de l’histoire de cette ville et que presque rien ne vient souligner dans ses lieux et ses places ?

On sait que la Petite-Bourgogne, quartier où est né Oscar Peterson, s’est d’abord appelée Sainte-Cunégonde. Une des rues qui traversaie­nt cette paroisse d’est en ouest était la rue Albert. En 1973, Jean Drapeau a changé le nom de la rue Albert en rue Lionel-Groulx. Ce changement de toponyme, sans autre justificat­ion que l’admiration sans bornes du maire envers le chanoine, était intéressé, car cette rue allait donner son nom à la station de métro alors en constructi­on. C’est dire tout l’arbitraire de ce toponyme, l’édifice fragile sur lequel il repose. Mais il est difficile de revenir sur le passé, surtout quand celui-ci prend la forme d’une entreprise idéologiqu­e destinée à faire de la trame identitair­e québécoise une pure laine catholique.

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