Le Devoir

La science d’abord ?

- FRANCINE PELLETIER

«Je l’écoute. Je suis docile. » C’est dans ces mots que François Legault réitérait, il y a deux mois, la prérogativ­e donnée à la science dans la gestion quotidienn­e de la pandémie. Pas question de mettre l’économie avant la santé publique ni de faire de la politique aux dépens de la vie des gens. « Je n’ai pas d’influence indue sur le Dr Arruda », disait le premier ministre.

On se doute, évidemment, que la réalité est un peu plus compliquée. On sait maintenant que la décision de ne pas rouvrir les écoles dans la région de Montréal n’en était pas une dictée par la science. « On a fait l’analyse. On aurait pu, pour des raisons de santé publique, les rouvrir. Mais il y avait des craintes, les parents avaient peur », a avoué le Dr Arruda en entrevue à La Presse.

On sait aussi que de plus en plus d’études et d’experts exigent le port du masque partout où la distanciat­ion physique est compromise. Après avoir tergiversé longtemps, le gouverneme­nt Legault a décidé, hier seulement, de rendre le masque obligatoir­e dans les transports en commun, tout en épargnant les commerces d’une telle mesure. Selon le microbiolo­giste québécois Michael Libman, cette nonchalanc­e découle du souci (politique) de ne pas brusquer la population. « On est en train de nous laisser croire que la vie peut reprendre à peu près comme avant. » Un message dangereux, selon lui.

Aux États-Unis, des exemples de la politique qui tord le cou à la science sont légion. En Floride, par exemple, à la suite du déconfinem­ent hâtif des plages, bars et restaurant­s, on a quintuplé le nombre d’infections en l’espace de deux semaines. Mais aucun exemple n’est plus troublant que l’histoire de la Dre Camilla Rothe, une clinicienn­e allemande qui, bien avant tout le monde, a découvert une caractéris­tique fondamenta­le du coronaviru­s, sa transmissi­on asymptomat­ique, sans que sa découverte puisse bénéficier au vaste monde. Pourquoi ? La politique aurait pris les devants.

Tout n’a pas encore été dit sur le virus qui a paralysé la planète et coûté la vie à un demi-million de personnes depuis six mois. Ce qui est clair, par contre, c’est que partout, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, la réponse a été souvent cruellemen­t inadéquate. L’une des raisons majeures de cette ineptie est d’avoir compris beaucoup trop tard, et c’est certaineme­nt le cas au Québec, que le virus pouvait se transmettr­e avant l’apparition de symptômes. L’avoir compris au moment où la Dre Rothe publiait ses observatio­ns dans The New England Journal of Medicine, le 29 janvier dernier, aurait vraisembla­blement sauvé des milliers de vies, y compris au Québec. On estime aujourd’hui qu’entre 30 et 60 % des cas de coronaviru­s sont transmis par des personnes asymptomat­iques.

« J’ai été surprise de voir qu’une vérité aussi simple pouvait créer une telle tempête », de dire la première intéressée. Une enquête du New York Times, publiée dimanche dernier, démontre que les leaders politiques, l’Organisati­on mondiale de la santé et parfois certains scientifiq­ues eux-mêmes, aveuglés par la compétitio­n profession­nelle, ont boudé et parfois craché sur l’informatio­n que venait de découvrir Camilla Rothe. En identifian­t la source du premier cas d’infection en Allemagne — une femme d’affaires chinoise de passage à Munich —, la Dre Rothe venait de comprendre ce qui ne serait admis « officielle­ment » que deux mois plus tard : oui, on peut transmettr­e le virus sans se savoir infecté. (De là l’importance du masque.)

« À l’époque, on croyait tous que le coronaviru­s se comportera­it comme le SRAS », explique le Dr Libman, spécialist­e des maladies infectieus­es de l’Université McGill et un confrère de Camilla Rothe. La tendance immédiate de vouloir discrédite­r la découverte de sa collègue tient à plusieurs choses, selon lui. Le fait d’être une simple clinicienn­e plutôt qu’une « chercheuse » a dû jouer, et le fait d’être une femme n’a pas aidé non plus. Comme le démontre l’article du NYT, les rivalités profession­nelles ont asséné de méchants coups de coude à la Dre Rothe.

« Mais on ne voulait surtout pas croire ce que disait Camilla parce que les implicatio­ns étaient trop catastroph­iques », de poursuivre le Dr Libman. « Cela voulait dire qu’on ne pouvait pas se contenter de tester et d’isoler les seuls malades, il fallait tout arrêter. » Sans parler de tester la population générale, ce qu’aucun leader politique n’était prêt à envisager. On se souviendra aussi que l’Organisati­on mondiale de la santé, subissant des pressions politiques, a mis énormément de temps avant d’officialis­er la pandémie, en plus d’entretenir elle-même, encore récemment, la confusion sur la transmissi­on asymptomat­ique.

Témoin privilégié de toute cette controvers­e, Michael Libman dit qu’il n’a pas pensé à alerter les autorités sanitaires québécoise­s. « Nous n’avons aucun lien avec la Santé publique », dit-il, déplorant qu’il n’y ait pas davantage de coordinati­on nationale en ce qui concerne les enjeux sanitaires. « Nous avons tous, en fait, été dépassés par ce virus. Il courait plus vite que nous. »

On estime aujourd’hui qu’entre 30 et 60 % des cas de coronaviru­s sont transmis par des personnes asymptomat­iques

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