Le Devoir

Un homme et son traité

L’ACEUM est aux antipodes de ce que représente Donald Trump

- Jean-Frédéric Morin et Richard Ouellet Respective­ment professeur titulaire, Départemen­t de science politique, et professeur titulaire, Faculté de droit, Université Laval

Le passage de l’ALENA à l’ACEUM est indissocia­ble de l’élection de Trump

L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) est entré en vigueur le 1er juillet. Il remplace le fameux Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Faut-il s’en réjouir ?

Le passage de l’ALENA à l’ACEUM est indissocia­ble de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Jusqu’alors, aucun des trois États parties à l’ALENA ne réclamait sa révision. Celle-ci ne fut envisagée que lorsque Trump déclara, à la surprise générale, que l’ALENA est « le pire accord commercial jamais conclu ». Il menaça même de se retirer de celui-ci s’il n’était pas revu. S’ensuiviren­t alors deux années de négociatio­ns intenses entre les trois pays. Lorsque l’ACEUM fut finalement ratifié, Trump fanfaronna qu’il s’agissait de « l’accord commercial le plus étendu, équitable, équilibré et moderne jamais conclu de l’histoire ».

On pourrait déduire de ces déclaratio­ns de Trump que l’ACEUM intègre davantage ses préférence­s politiques que ne le faisait l’ALENA. Or, ce n’est pas le cas. L’ACEUM est aux antipodes de ce que représente Trump sur quatre plans fondamenta­ux.

Continuité

Premièreme­nt, Trump se présente comme celui qui fait voler en éclats les institutio­ns établies. Pourtant, l’ACEUM s’inscrit dans la continuité. Il reprend les principale­s obligation­s de l’ALENA et ressemble à s’y méprendre à l’Accord de partenaria­t transpacif­ique global et progressis­te. Le système de gestion de l’offre canadien est maintenu, tout comme l’exception pour les industries culturelle­s. L’ACEUM prévoit bien quelques nouveautés, comme une révision des règles d’origine pour le secteur de l’automobile et de nouvelles restrictio­ns sur les exportatio­ns de produits laitiers canadiens, mais elles sont loin d’être déstabilis­atrices. En comparaiso­n de l’onde de choc que l’ALENA a provoquée dans le système commercial des années 1990, l’ACEUM ne fera que des vaguelette­s.

Libéralisa­tion des échanges

Deuxièmeme­nt, Trump, qui s’est luimême surnommé « Tariff Man », ne cache pas son penchant protection­niste. Néanmoins, l’ACEUM ne permet pas aux États-Unis de restreindr­e davantage leurs importatio­ns. Au contraire, cet accord poursuit la libéralisa­tion des échanges dans une série de secteurs, dont le sucre et le commerce électroniq­ue. Il n’assure pas autant de garanties que les exportateu­rs canadiens d’acier et d’aluminium l’auraient souhaité, mais les tarifs imposés en 2018 sur ces produits sont à tout le moins levés. Pour le Canada, le principal recul sur le plan de l’accès au marché américain concerne la possibilit­é pour ses entreprise­s de soumission­ner dans des marchés publics aux États-Unis. Devant des positions de négociatio­ns américaine­s jugées abusives, le Canada a préféré se retirer du chapitre consacré à cette question.

Règlement des différends

Troisièmem­ent, Trump n’est pas connu pour son attachemen­t à la règle de droit. Il préfère exploiter son rapport de force pour établir des ententes à la pièce plutôt que de s’appuyer sur les mécanismes juridiques et leur applicatio­n générale. Or, l’ACEUM n’affaiblit pas l’état de droit. Le mécanisme de règlement des différends interétati­ques est même renforcé grâce à des procédures plus directes, robustes et transparen­tes. L’ACEUM reconduit également le mécanisme d’examen des différends relatifs aux droits antidumpin­g et compensate­urs. Bien qu’imparfaite, cette procédure assure une certaine impartiali­té aux exportateu­rs canadiens, dont ceux des secteurs de l’acier, du blé et du bois d’oeuvre.

Progressis­te

Quatrièmem­ent, Trump tourne quotidienn­ement en dérision les idées progressis­tes de ses rivaux démocrates. L’ACEUM n’est pourtant pas dépourvu d’éléments progressis­tes. Ses chapitres sur la protection de l’environnem­ent et sur le droit des travailleu­rs incluent des obligation­s à la fois précises et contraigna­ntes. L’ACEUM prévoit également une exception inédite permettant à un gouverneme­nt de se soustraire à ses engagement­s commerciau­x pour remplir ses obligation­s à l’égard des peuples autochtone­s. Enfin, le Canada s’est retiré du mécanisme permettant à des investisse­urs étrangers de réclamer des compensati­ons aux gouverneme­nts qui adoptent des mesures qui leur sont défavorabl­es. Dans le contexte canado-américain, ce mécanisme ne constituai­t pas un réel incitatif à l’investisse­ment étranger, mais découragea­it les initiative­s réglementa­ires, notamment en santé publique et en environnem­ent.

Certes, le Canada a dû faire des concession­s : le commerce de détail canadien est maintenant plus vulnérable au commerce en ligne, le secteur laitier doit composer avec de nouvelles contrainte­s, l’accès à certaines inventions pharmaceut­iques sera restreint, et le Canada est dorénavant contraint d’informer les États-Unis de ses éventuelle­s négociatio­ns commercial­es avec la Chine. Il n’est même pas certain que l’ACEUM soit globalemen­t plus avantageux que ne l’était l’ALENA, tant pour le Canada que pour les États-Unis et le Mexique. Il était cependant nécessaire d’assurer aux acteurs économique­s une certaine prévisibil­ité dans les circonstan­ces politiques que nous connaisson­s. Trump a provoqué la négociatio­n de l’ACEUM, mais l’accord n’est pas à son image… et on peut s’en réjouir !

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