Le Devoir

Les enfants du Québec sont-ils vraiment épargnés ?

Imposer le port du masque et de la visière aux éducatrice­s en CPE nuit au développem­ent des jeunes enfants

- CORONAVIRU­S Jean-François Chicoine, Marc Lebel et Marie-Claude Roy Respective­ment pédiatre, CHU Sainte-Justine ; pédiatre-infectiolo­gue, CHU SainteJust­ine ; pédiatre, CHU de Sherbrooke

À l’heure du déconfinem­ent généralisé, il est temps de nous pencher sur les nombreux dommages collatérau­x, silencieux mais insidieux, de cette pandémie.

Les enfants symbolisen­t la seule bonne nouvelle des derniers mois. Ils sont peu touchés par la COVID-19 : ils la contracten­t moins, ils développen­t rarement des symptômes et ils ne propagent que très peu le virus. Ils sont en quelque sorte protégés.

Récemment, les mesures de distanciat­ion ont été ajustées, leur permettant d’aspirer à une vie saine, voire presque normale. Les CPE sont maintenant majoritair­ement ouverts au maximum de leur capacité, les bambins peuvent interagir normalemen­t entre eux et ils ont de nouveau — enfin ! — droit à leur doudou et à du matériel éducatif varié et stimulant.

Malgré les allègement­s accordés aux milieux de garde, le port du masque et de la visière continue d’être imposé aux éducatrice­s. L’usage optionnel n’est même pas envisagé, en dépit du fait que le port de ces équipement­s est incompatib­le avec l’essence même du travail auprès des enfants.

Avant le 1er juin, les CPE d’urgence, que fréquentai­ent les enfants des travailleu­rs essentiels (pourtant à risque !), ne disposaien­t d’aucun équipement de protection individuel­le pour les éducatrice­s. Il n’y a eu aucune éclosion importante, et ce, même au sommet de la vague. Pourtant, on en fait maintenant une condition incontourn­able, au mépris du développem­ent socioaffec­tif et langagier des jeunes enfants qui, rappelons-le, passent souvent la majorité des heures où ils sont éveillés en milieu de garde.

Développem­ent affectif

Le développem­ent affectif du jeune enfant est grandement influencé par la réciprocit­é du regard, mais aussi du sourire partagé avec ses figures d’attachemen­t. Les premiers échanges sont constitués de sourires, de gazouillis réciproque­s, que les parents et l’enfant échangent dans une conversati­on dont le sujet demeure mystérieux. Cette même relation permet au jeune enfant de construire un lien de confiance avec son éducatrice, qui lui offre par ce sourire une approbatio­n, un encouragem­ent, un accompagne­ment. Avant l’âge de 18-24 mois, l’enfant n’a pas atteint la pensée symbolique ; il lui est donc impossible d’imaginer le sourire derrière le visage masqué.

De plus, l’interpréta­tion des émotions est plus ardue, et parfois impossible, lorsque le bas du visage est invisible. Comment distinguer la colère du dégoût lorsque seuls nous apparaisse­nt les sourcils froncés ?

Par ailleurs, les enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme sont, en général, moins attentifs au regard de l’autre, qui peut leur sembler intrusif. Ils se concentren­t davantage sur ce qui est mobile dans le visage de l’interlocut­eur afin de mieux saisir l’émotion. Le port du masque obligatoir­e les prive de tous leurs repères, compliquan­t d’autant plus leurs relations sociales déjà difficiles.

Le langage

Dès les premiers mois de vie, le bébé porte attention aux mouvements de la bouche afin d’acquérir la capacité de reproduire tous les sons essentiels au langage. De plus, il est démontré que les nourrisson­s les plus attentifs aux mouvements de la bouche auront un langage plus développé que les autres. Manifestem­ent, le port du masque freine l’apprentiss­age du langage.

En outre, le masque agit comme un filtre acoustique, ce qui, combiné au bruit ambiant, nuit grandement à la compréhens­ion. Si on considère les troubles auditifs temporaire­s (tels que les otites) ou permanents rencontrés chez les tout-petits, et ce, sans appui visuel pour comprendre les mots prononcés par l’adulte, il est facile d’imaginer que l’on nuit grandement à l’apprentiss­age de leur langage en voulant bien faire. Tous les enfants ayant des troubles du langage, des troubles adaptatifs et des troubles neurodével­oppementau­x seront d’autant plus pénalisés si ces conditions perdurent.

Le gouverneme­nt Legault a souvent affirmé son intention d’accompagne­r les enfants vulnérable­s sur le plan développem­ental, que ce soit avec les maternelle­s 4 ans ou avec le fameux programme Agir tôt proposé par le ministre Carmant. Il est inacceptab­le que ce même gouverneme­nt entrave volontaire­ment le développem­ent de toute une génération en imposant, pour des raisons davantage politiques que sanitaires, le port du masque et de la visière aux éducatrice­s. En petite enfance, le port du masque et de la visière devrait se faire sur une base volontaire.

Alors que la population se déhanche dans certains bars, sur les terrasses et dans d’autres lieux de loisir, l’heure est à choisir des priorités… À l’évidence, les enfants ne semblent pas en faire partie. Les aimer ne suffit pas, ils ont besoin qu’on s’engage pour eux.

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