La pensée complotiste, ou le besoin de dissenssion
Ces dernières années, une nouvelle forme dévoyée de scepticisme a envahi l’espace public, nourrie par les médias traditionnels et véhiculée par les médias sociaux : le complotisme. Semblant souvent correspondre, à quelques exceptions près, aux distinctions de classe (voir la prolifération du discours antivaccin dans des catégories socioprofessionnelles plutôt privilégiées), le phénomène de la « pensée complotiste » semble cacher un phénomène sociétal plus profond.
La pensée complotiste, en effet, semble taillée sur mesure pour notre époque ; si elle apparaît à certains comme la manifestation de l’ignorance, ou plutôt du « refus de savoir » d’un groupe social précis (dont ils se font volontiers une image stéréotypée et repoussoir), elle remplit cependant une certaine fonction de rejet de l’ordre établi — un ordre qui, depuis les années 1990, se prétend postpolitique. Le complotisme apparaît ainsi comme la soupape par laquelle s’évacue de manière chaotique le besoin de dissension à l’âge de la « scientifisation » de la politique —, l’expression désordonnée du refus d’une « vérité » qui n’est rien d’autre qu’une voix autoritaire scandant le There is no alternative (« Il n’y a pas d’autre choix ») de Thatcher en agitant le bras armé d’une police militarisée. C’est le refus d’un pouvoir qui estime que la dissension et la résistance à son gouvernement n’existent que parce qu’il a « manqué de pédagogie ».
L’idéologie dominante depuis Reagan et Thatcher, le (néo-) libéralisme économique, ne se présente plus comme une voie politique parmi d’autres : son projet d’un marché libre mondialisé et d’un investissement des pouvoirs publics par des intérêts privés (avant tout financiers) a été adopté autant par la « gauche » que par la droite, créant un bloc consensuel déterminé à imposer aux populations des démocraties occidentales ce programme qui, déguiNotre
Reste-t-il aujourd’hui une seule raison de croire à l’existence du « gentil pouvoir » ? De croire que le principe organisationnel de notre société a toujours été et demeure à ce jour la quête de l’intérêt commun ?
sé par la mystification statistique des économistes, se présente comme la vérité même.
Qu’y a-t-il d’étonnant, alors, à ce que le refus de la vérité soit à géométrie variable, selon que l’on est un jeune cadre de la Silicon Valley ou un travailleur non spécialisé et précarisé, lorsque la « vérité » est celle d’une économie financiarisée qui ne peut que nuire aux plus vulnérables — une économie qui exige toujours davantage des travailleurs en leur en promettant de moins en moins ?
Désamorcer la critique
En agitant la catégorie repoussoir du « complotiste », les médias traditionnels contribuent à désamorcer la critique du système dans son ensemble. Mal défini, le soupçon de complotisme peut aisément être employé pour discréditer par avance la critique systématique : quelle différence réelle existe-t-il après tout entre le complotiste et celui qui affirme que les injustices véhiculées par notre système ne sont pas un dysfonctionnement, mais font partie intégrante de sa construction ? La catégorie de « complotiste » regroupe dans un seul et même ensemble la croyance selon laquelle nos dirigeants seraient tous secrètement des reptiliens, et toute forme de critique systémique, toute forme de grille de lecture adoptant pour point de départ l’idée selon laquelle le pouvoir qui nous gouverne n’a pas à coeur notre intérêt. Or, reste-t-il aujourd’hui une seule raison de croire à l’existence du « gentil pouvoir » ? De croire que le principe organisationnel de notre société a toujours été et demeure à ce jour la quête — imparfaite peut-être, mais indéniable — de l’intérêt commun ?
époque est une époque de confusion généralisée : il est très difficile, en essuyant les assauts constants d’un flux d’information souvent contradictoire, de se faire un avis réfléchi et éclairé sur des questions pourtant fondamentales. L’analyse nuancée et approfondie du système ainsi que la compréhension en détail des enjeux du monde contemporain sont complexes et mènent souvent à des conclusions dérangeantes ; la « théorie du complot » est d’une facilité rassurante. La tentation la plus naturelle du travailleur épuisé, de l’électeur suroccupé, peut être de chercher une solution facile, une réponse universelle expliquant tous les dysfonctionnements du système.
Nous adoptons souvent des croyances en raison de leur intérêt pragmatique immédiat, plutôt qu’en raison de leur valeur intrinsèque, de leur vérité. Qu’y a-t-il de plus utile pour l’individu qui, occupé à survivre, à travailler, à s’inquiéter pour sa retraite, pour l’accès de ses enfants à une éducation de qualité, etc. ? Qu’y a-t-il de plus utile qu’une explication one size fits all prétendant débusquer un ennemi caché qui corrompt tout ce qui devrait fonctionner ? De ce point de vue, la « théorie du complot » est le corrélat de notre conception étrangement monarchique du pouvoir, qui nous pousse, même en démocratie, à chercher un dirigeant « fort », seul capable de résoudre tous les problèmes de la société.
C’est à un enjeu fondamental de nos démocraties occidentales que nous touchons ici : comment jouer dans la vie politique un rôle réel, un rôle qui ne se limite pas à celui du consommateur qui se contente de « choisir » entre différents produits tous les cinq ans ? Le temps libre, essentiel au développement d’une pensée critique nuancée, est nécessaire à la démocratie : une société qui en appelle constamment à travailler davantage, en appelle indirectement à une réduction de la disponibilité du citoyen pour la politique. Peut-on encore réellement appeler « démocratique » une telle société ?