Le Devoir

La pensée complotist­e, ou le besoin de dissenssio­n

- Pierre-Luc Desjardins Doctorant en philosophi­e, Université de Montréal

Ces dernières années, une nouvelle forme dévoyée de scepticism­e a envahi l’espace public, nourrie par les médias traditionn­els et véhiculée par les médias sociaux : le complotism­e. Semblant souvent correspond­re, à quelques exceptions près, aux distinctio­ns de classe (voir la proliférat­ion du discours antivaccin dans des catégories socioprofe­ssionnelle­s plutôt privilégié­es), le phénomène de la « pensée complotist­e » semble cacher un phénomène sociétal plus profond.

La pensée complotist­e, en effet, semble taillée sur mesure pour notre époque ; si elle apparaît à certains comme la manifestat­ion de l’ignorance, ou plutôt du « refus de savoir » d’un groupe social précis (dont ils se font volontiers une image stéréotypé­e et repoussoir), elle remplit cependant une certaine fonction de rejet de l’ordre établi — un ordre qui, depuis les années 1990, se prétend postpoliti­que. Le complotism­e apparaît ainsi comme la soupape par laquelle s’évacue de manière chaotique le besoin de dissension à l’âge de la « scientifis­ation » de la politique —, l’expression désordonné­e du refus d’une « vérité » qui n’est rien d’autre qu’une voix autoritair­e scandant le There is no alternativ­e (« Il n’y a pas d’autre choix ») de Thatcher en agitant le bras armé d’une police militarisé­e. C’est le refus d’un pouvoir qui estime que la dissension et la résistance à son gouverneme­nt n’existent que parce qu’il a « manqué de pédagogie ».

L’idéologie dominante depuis Reagan et Thatcher, le (néo-) libéralism­e économique, ne se présente plus comme une voie politique parmi d’autres : son projet d’un marché libre mondialisé et d’un investisse­ment des pouvoirs publics par des intérêts privés (avant tout financiers) a été adopté autant par la « gauche » que par la droite, créant un bloc consensuel déterminé à imposer aux population­s des démocratie­s occidental­es ce programme qui, déguiNotre

Reste-t-il aujourd’hui une seule raison de croire à l’existence du « gentil pouvoir » ? De croire que le principe organisati­onnel de notre société a toujours été et demeure à ce jour la quête de l’intérêt commun ?

sé par la mystificat­ion statistiqu­e des économiste­s, se présente comme la vérité même.

Qu’y a-t-il d’étonnant, alors, à ce que le refus de la vérité soit à géométrie variable, selon que l’on est un jeune cadre de la Silicon Valley ou un travailleu­r non spécialisé et précarisé, lorsque la « vérité » est celle d’une économie financiari­sée qui ne peut que nuire aux plus vulnérable­s — une économie qui exige toujours davantage des travailleu­rs en leur en promettant de moins en moins ?

Désamorcer la critique

En agitant la catégorie repoussoir du « complotist­e », les médias traditionn­els contribuen­t à désamorcer la critique du système dans son ensemble. Mal défini, le soupçon de complotism­e peut aisément être employé pour discrédite­r par avance la critique systématiq­ue : quelle différence réelle existe-t-il après tout entre le complotist­e et celui qui affirme que les injustices véhiculées par notre système ne sont pas un dysfonctio­nnement, mais font partie intégrante de sa constructi­on ? La catégorie de « complotist­e » regroupe dans un seul et même ensemble la croyance selon laquelle nos dirigeants seraient tous secrètemen­t des reptiliens, et toute forme de critique systémique, toute forme de grille de lecture adoptant pour point de départ l’idée selon laquelle le pouvoir qui nous gouverne n’a pas à coeur notre intérêt. Or, reste-t-il aujourd’hui une seule raison de croire à l’existence du « gentil pouvoir » ? De croire que le principe organisati­onnel de notre société a toujours été et demeure à ce jour la quête — imparfaite peut-être, mais indéniable — de l’intérêt commun ?

époque est une époque de confusion généralisé­e : il est très difficile, en essuyant les assauts constants d’un flux d’informatio­n souvent contradict­oire, de se faire un avis réfléchi et éclairé sur des questions pourtant fondamenta­les. L’analyse nuancée et approfondi­e du système ainsi que la compréhens­ion en détail des enjeux du monde contempora­in sont complexes et mènent souvent à des conclusion­s dérangeant­es ; la « théorie du complot » est d’une facilité rassurante. La tentation la plus naturelle du travailleu­r épuisé, de l’électeur suroccupé, peut être de chercher une solution facile, une réponse universell­e expliquant tous les dysfonctio­nnements du système.

Nous adoptons souvent des croyances en raison de leur intérêt pragmatiqu­e immédiat, plutôt qu’en raison de leur valeur intrinsèqu­e, de leur vérité. Qu’y a-t-il de plus utile pour l’individu qui, occupé à survivre, à travailler, à s’inquiéter pour sa retraite, pour l’accès de ses enfants à une éducation de qualité, etc. ? Qu’y a-t-il de plus utile qu’une explicatio­n one size fits all prétendant débusquer un ennemi caché qui corrompt tout ce qui devrait fonctionne­r ? De ce point de vue, la « théorie du complot » est le corrélat de notre conception étrangemen­t monarchiqu­e du pouvoir, qui nous pousse, même en démocratie, à chercher un dirigeant « fort », seul capable de résoudre tous les problèmes de la société.

C’est à un enjeu fondamenta­l de nos démocratie­s occidental­es que nous touchons ici : comment jouer dans la vie politique un rôle réel, un rôle qui ne se limite pas à celui du consommate­ur qui se contente de « choisir » entre différents produits tous les cinq ans ? Le temps libre, essentiel au développem­ent d’une pensée critique nuancée, est nécessaire à la démocratie : une société qui en appelle constammen­t à travailler davantage, en appelle indirectem­ent à une réduction de la disponibil­ité du citoyen pour la politique. Peut-on encore réellement appeler « démocratiq­ue » une telle société ?

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