Le Devoir

Entre fierté et frustratio­n

De jeunes Mohawks de Kanesatake témoignent de leur connaissan­ce des événements

- TRENTE ANS APRÈS LA CRISE D’OKA JESSICA NADEAU

Été 1990. Le Québec est plongé dans une crise opposant les Mohawks et les forces de l’ordre à Oka. Pour protéger la pinède et leur cimetière ancestral, visés par un projet d’agrandisse­ment du terrain de golf et la constructi­on de condos, les Mohawks érigent une barricade à Kanesatake et bloquent le pont Mercier. L’interventi­on de la Sureté du Québec puis de l’armée canadienne donne lieu à des affronteme­nts violents. Le Devoir revient sur cet événement historique. Premier de trois textes.

Ils tentent de retrouver leur identité à travers la langue et la culture, mais un pan de leur histoire, qui s’est déroulé à l’ombre de la pinède en 1990, sombre doucement dans l’oubli. Pour les jeunes Mohawks, la crise d’Oka est un paradoxe, un symbole de résistance dont ils sont fiers même s’ils condamnent la violence, un événement à la fois triste et inspirant, source de fierté et de frustratio­n, qui devrait être appris sur les bancs d’école « pour que les erreurs du passé ne se répètent pas ».

Installée à une table de pique-nique en bois entre une station d’essence et une maison mobile transformé­e en magasin de cannabis, Trina Canatonqui­n plonge dans ses souvenirs. Elle n’était pas née lorsque l’armée a débarqué à Oka le 11 juillet 1990. Dans sa jeunesse, la crise n’évoquait rien de plus qu’une marche commémorat­ive dans les rues du village, des bribes d’histoire entendues ici et là dont on ne faisait pratiqueme­nt jamais mention à l’école de Kanesatake.

Ironiqueme­nt, c’est à l’école secondaire de Deux-Montagnes qu’elle a plongé dans l’histoire de son peuple. « J’avais 14 ans et il fallait que je fasse une dissertati­on sur la crise d’Oka pour le cours Éthique et religion. C’est là que j’ai commencé à poser des questions à ma mère, qui était sur la barricade. J’ai ressorti de vieux articles de journaux, j’ai trouvé de vieilles photos. Je suis la seule de ma classe à avoir eu 100 % pour sa dissertati­on ! » raconte fièrement la jeune femme, aujourd’hui âgée de 26 ans.

Mais Trina, alors âgée de 14 ans, a été choquée de découvrir le point de vue de ses camarades au cours d’un débat en classe. « J’étais la seule à avoir une expérience personnell­e à raconter, les autres se sont fiés sur Google… Et Google n’était pas très tendre à notre égard. » Elle fait une pause, ravale ses souvenirs et sa frustratio­n. Un chien jappe au loin. « Ils pensaient que les “sauvages” étaient des fous furieux en colère pour on ne sait trop quelle raison. Leurs commentair­es étaient très racistes. C’était très difficile pour moi d’entendre ça. »

Trina relève ses lunettes de soleil jaune fluorescen­t, révélant de grands yeux brillants. Un sourire illumine son visage lorsqu’elle parle de la soif de sa génération pour se reconstrui­re à travers la langue et les traditions. Mais elle constate qu’il y a un pan de l’histoire qui a été occulté.

« J’ai l’impression que les jeunes ne comprennen­t pas pourquoi nos parents se sont battus. On n’a jamais expliqué aux jeunes de ma génération ce qui était vraiment arrivé, pourquoi c’était arrivé et qui avait fait quoi. Aujourd’hui, les jeunes garçons jouent aux gros bras en faisant les cons : ils pensent que c’est ça, être un Warrior. C’est décevant… »

Les erreurs du passé

Teharahkok­en Cree, lui, avait trois ans lors des événements. Aujourd’hui, le grand gaillard aux cheveux longs est gardien de sécurité dans l’une des nombreuses boutiques qui vendent du cannabis le long de la route principale de Kanesatake. Derrière la terrasse, où les consommate­urs peuvent fumer confortabl­ement, la pinède se dresse tel un mur dense et obscur.

Vitres baissées, musique à fond, de jeunes non-Autochtone­s font crisser leurs pneus en se garant sur une voie de gravelle. Ils sont visiblemen­t nombreux à venir s’approvisio­nner en cannabis dans la communauté. Teharahkok­en les invite à se laver les mains avant d’entrer. Entre deux clients, il explique que ce sont les parents qui se chargent de transmettr­e ce « savoir collectif » aux jeunes génération­s.

« Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend à l’école, car ce n’est pas dans le curriculum officiel du Québec. Mais ça devrait l’être — particuliè­rement ici, sur le territoire mohawk, mais également dans toutes les écoles du Québec — pour qu’on ne répète pas les erreurs du passé. »

Les erreurs du passé ? « Vouloir déterrer les tombes de nos ancêtres pour faire un terrain de golf et des condos, c’était une erreur », précise-t-il.

Trente ans plus tard, les jeunes Mohawks ont différents points de vue sur la crise et certains ont glorifié les événements, explique Teharahkok­en. Mais, de façon générale, « les jeunes génération­s ne comprennen­t pas l’importance de ce qui s’est joué à l’époque ».

Un peu plus loin dans la pinède, Tehosterih­ens Deer, 21 ans, parle de son oncle, qui était aux barricades, et de son père, qui aidait au ravitaille­ment en nourriture. « La crise d’Oka, c’est un symbole de résistance qui me rend fier, mais c’est aussi triste et perturbant, raconte-t-il. Oui, il y a eu de la violence, mais ce n’est pas ce qu’on voulait. Et c’était pacifique au début. Malheureus­ement, tout ce que les non-Autochtone­s de Montréal voient, c’est la violence. Il y a ce stigmate qui perdure, mais ce n’est pas qui nous sommes. »

Son ami Nicholas McGregor, 23 ans, opine de la tête : « Le stigmate de la violence nous colle toujours à la peau. Quand j’étudiais à Dawson, mes amis pensaient que c’était interdit de venir dans la communauté, ils avaient peur… »

Sujet délicat

Au sein même de la communauté, la crise d’Oka reste un « sujet délicat » dont plusieurs ne veulent pas parler, explique Al Harrington, un Mohawk de l’Ontario qui habite à Kanesatake depuis 13 ans. Non seulement il y a des divisions entre les clans, mais pour plusieurs qui souffrent de choc post-traumatiqu­e, l’évocation de la crise d’Oka ramène des souvenirs douloureux. « Chaque fois qu’un hélicoptèr­e vole bas, les gens ont peur », raconte le père de famille.

Pour lui, il est toutefois essentiel de garder cet événement vivant dans la mémoire collective. « C’est important d’enseigner ce qui s’est passé à nos jeunes, mais surtout de leur apprendre à désamorcer les situations, à prendre un pas de recul, de façon à ce que, s’il survenait une autre crise de ce genre, nos jeunes aient une meilleure compréhens­ion de la situation et mettent leur pied à terre sans prendre les armes. »

Souvenirs d’enfants

À une soixantain­e de kilomètres de là, dans son bureau à Kahnawake au sud de Montréal, Steve Bonspiel se rappelle ce matin du 11 juillet 1990. L’éditeur du journal Mohawk The Eastern Door avait 14 ans à l’époque. Il se souvient de la fierté qu’il a ressentie et des voisins qui embarquaie­nt dans leurs camions avec leurs armes pour aller défendre la pinède. Il se souvient d’avoir fait la patrouille avec un fusil à plomb à bord d’une voiturette de golf dans la pinède, jusqu’à ce que les adultes le forcent à rentrer à la maison parce que c’était trop dangereux.

Steve Bonspiel se souvient aussi de la rentrée scolaire de septembre 1990, des fouilles par des soldats armés dans l’autobus scolaire, des commentair­es racistes des non-Autochtone­s, des « bons et des mauvais Indiens », les Mohawks étant classés dans cette deuxième catégorie.

« Nous n’étions pas les attaquants, mais les attaqués. Les gens doivent se souvenir de ça. Et il y a toute une génération qui ne sait pratiqueme­nt rien de la crise d’Oka. Il faut garder cette histoire vivante et remettre les pendules à l’heure sur ce qui s’est véritablem­ent passé, car le jour où nous allons mourir, nous qui y étions cet été-là, qui se souviendra des sacrifices qui ont été faits ? »

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Pour Tehosterih­ens Deer, Al Harrington et Thomas McGregor, la crise d’Oka devrait être enseignée dans les écoles mohawks.
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SHANEY KOMULAINEN LA PRESSE CANADIENNE Lors de l’été 1990, le Québec a été plongé dans une crise opposant les Mohawks et les forces de l’ordre à Oka.

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