Le Devoir

Il n’y a plus de démocratie heureuse

- Sam Haroun Auteur

La dernière décennie du siècle dernier aura été la décennie heureuse de la démocratie. Celle-ci avait, au XXe siècle, vaincu le totalitari­sme nazi et le goulag communiste. Elle était si belle, la démocratie, en Russie, dans les pays de l’Europe centrale et orientale, en Amérique latine. L’Afrique y aspirait, l’Asie l’espérait. Bon enfant, la démocratie croyait que son futur avait de l’avenir.

Elle avait toutefois oublié que vaincre un totalitari­sme ne signifie pas vaincre tous les totalitari­smes, que l’idéologie, la religion, l’ethnocultu­re sont, quand elles sont exploitées et manipulées par les intérêts et les haines, des hydres à mille têtes. Très vite, on eut une idée en Chine, au moment du massacre de la place Tian’anmen, de la volonté d’un pouvoir totalitair­e d’écraser toute velléité de débat ou de liberté d’expression.

Pendant trente ans, l’Occident avait espéré que la Chine se démocratis­erait en même temps qu’elle s’ouvrirait à la libre entreprise et au commerce. Idem pour l’Algérie, qui connut dans les années 1990 une terrible guerre civile entre une dictature militaire impitoyabl­e et un islamisme fanatique tout aussi impitoyabl­e ! Le Printemps arabe s’est conclu dans l’étouffemen­t des libertés.

On ne s’était pas rendu compte que la guerre froide avait masqué des problèmes identitair­es d’ordre religieux, ethnique et nationalis­te, et que ceux-ci réapparais­saient, intacts dans leurs ressentime­nts et leurs colères, inflexible­s dans leurs revendicat­ions, insupporta­bles dans leurs violences. Le 11 septembre 2001 en fut la manifestat­ion la plus spectacula­ire : Ben Laden s’enorgueill­issait

La victoire sur les totalitari­smes du XXe siècle n’aura-t-elle servi qu’à transforme­r la démocratie libérale en un simulacre d’institutio­ns fonctionna­nt par la force de l’habitude avec une apparence de libertés ?

de prendre sa revanche de la perte du califat, des Croisades et que sais-je encore ? Le passé nous remontait à la gorge, ses démons et ses fantômes.

L’identité n’est pas meurtrière, ni la nation ni la religion. Mais ces appartenan­ces le deviennent quand, à cause de l’action des hommes, elles se retranchen­t dans un système qui fait abstractio­n des réalités et des êtres humains, se nourrissen­t de dogmes, s’enferment dans un vase clos, s’hypertroph­ient durant leur essor et se sclérosent dans leur déclin. L’idéologie se dit scientifiq­ue alors qu’elle n’est que constructi­on sans fondations ni structures, elle apparaît parfaite dans sa géométrie alors qu’elle ne tient sur aucune réalité physique ni morale.

L’identité, appartenan­ce originelle selon la langue et la naissance, devient idéologie quand elle est exclusive, sectaire, repliée sur soi. La nation, idée que l’on se fait de nous-mêmes en tant que collectivi­té, devient idéologie quand elle absorbe toutes les énergies et toutes les ambitions de l’identité commune, recourt à l’agressivit­é à l’égard d’autres nations. La religion, enfin, qui entend établir les liens entre le monde d’ici-bas et le surnaturel, est mise à profit pour exercer sur les esprits la plus contraigna­nte et la plus sournoise dictature morale et intellectu­elle.

Dans tous ces cas de figure, il y a une grande imposture, car l’idéologie se sert d’appartenan­ces réelles et légitimes pour en détourner le sens et les incorporer dans des desseins contraires à toute humanité : les antagonism­es de races, de classes, de croyances

Radicalism­e identitair­e et islamisme

Ces deux idéologies se nourrissen­t et se confortent mutuelleme­nt : l’islamisme tend à saper les fondements de la démocratie en y introduisa­nt le poison d’une identité religieuse fanatique et violente, incompatib­le avec les principes mêmes de nos institutio­ns ; en réaction, le radicalism­e identitair­e, arguant d’une immigratio­n incontrôlé­e qui véhiculera­it ce fanatisme, s’en sert pour dénigrer la démocratie, régime soi-disant complaisan­t, dévertébré et velléitair­e. Impossible de provoquer un débat : chacun campe sur ses positions, chacun use et abuse des réseaux sociaux pour marteler ses dogmes et aggraver la blessure. Il faut dire que nos classes dirigeante­s et nos élites, sans doute désarçonné­es par ces mouvements qu’elles n’avaient pas prévus et qu’elles ont en partie provoqués par leur indigence politique et leur dévoiement intellectu­el, se délectant de multicultu­ralisme et d’optimisme béat, cèdent à la tentation du laisser-faire et du laisser-aller.

Qu’on ne s’étonne pas dès lors que l’extrême droite française, qui n’avait obtenu que 5 % des voix aux élections présidenti­elles de 1965, en ait obtenu 34 % en 2017 (les sondages lui accordent 45 % en 2022), que les partis appelés populistes gagnent du terrain en Europe et en Amérique, qu’il soit possible que Donald Trump soit réélu en 2020 tant les clivages sont bien marqués et tant l’irrational­ité a envahi le champ politique. Quand les élites négligent d’entendre les voix des gens, les échos de celles-ci leur parviennen­t à travers les urnes.

Dans nos démocratie­s, il n’y a plus ni débat ni consensus, il n’y a que des guerres inciviles faites d’anathèmes et d’excommunic­ations. La victoire sur les totalitari­smes du XXe siècle n’aura-t-elle ainsi servi qu’à transforme­r la démocratie libérale en un simulacre d’institutio­ns fonctionna­nt par la force de l’habitude avec une apparence de libertés ? Il y a des jours comme ça où l’on a envie de succomber à la tentation de l’indifféren­ce et de se résoudre à « cultiver son jardin » selon le mot du cynique Voltaire. Mais est-ce cela, la démocratie ?

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