Le Devoir

Quand se taire n’est plus une option

Les soeurs Boulay et Coeur de pirate se solidarise­nt avec les victimes de Bernard Adamus et rompent leurs liens avec le patron de leur maison de disques, lui-même ayant été dénoncé dans les médias sociaux

- PHILIPPE PAPINEAU PHILIPPE RENAUD

Après avoir été plongé dans l’eau chaude mercredi soir à la suite d’allégation­s d’inconduite visant son protégé Bernard Adamus, le président de l’étiquette de disques Dare To Care (DTC), Éli Bissonnett­e, a dit avoir luimême abusé de son autorité et a annoncé qu’il se retirait de ses fonctions. La tourmente a poussé certains des artistes dont il était le gérant à rompre leurs liens avec lui, dont Coeur de pirate et Les soeurs Boulay, et les employés restants à se dissocier du fondateur de la boîte.

C’est « par respect pour les artistes et employés de DTC, et pour m’assurer que leur travail et leur réputation soient totalement dissociés de mes paroles ou des gestes que j’ai posés qui n’ont pas été à la hauteur de mes responsabi­lités, que je me retire dès aujourd’hui et pour une durée indétermin­ée de mes fonctions chez DTC », a déclaré Éli Bissonnett­e dans un message sur Facebook.

Mercredi soir, DTC avait décidé de rompre ses liens d’affaires avec le chanteur Bernard Adamus, dont des agissement­s passés ont soulevé l’indignatio­n en ligne, notamment sur Instagram. L’auteur-compositeu­r-interprète avait présenté ses excuses et annoncé qu’il allait faire « une pause ». Joint par Le Devoir, Bernard Adamus n’a pas voulu commenter immédiatem­ent la situation.

La maison de disques fondée en 2000 par Éli Bissonnett­e avait quant à elle publié une courte note où elle précisait que ses valeurs « prônent un environnem­ent sécuritair­e et exempt de toute forme de violence ou d’abus ».

Ces affirmatio­ns n’ont toutefois pas mis fin à toutes les rumeurs, dont une, persistant­e, selon laquelle il aurait acheté le silence d’une victime de Bernard Adamus. Jeudi après-midi, dans une note sur Facebook, le président de DTC — qui n’avait pas rappelé Le Devoir au moment où ces lignes étaient écrites — s’est dit « indigné » de la nature des dénonciati­ons à propos d’Adamus et se reconnaît « complice de tout un système qui maintient les victimes dans le silence ».

« Est-ce que j’étais au courant des rumeurs le concernant ? Oui. Est-ce que j’ai déjà essayé de creuser pour comprendre à quoi on faisait face ? Oui, mais pas assez. Est-ce que je savais tout ? Non. Est-ce que j’ai déjà essayé de faire taire qui que ce soit ? Non. Est-ce que j’ai déjà versé une somme d’argent pour faire taire quelqu’un ? Jamais de la vie ; je n’aurais pas pu me regarder dans le miroir. Est-ce que j’ai pris la décision de continuer à travailler avec Bernard Adamus ? Oui. Est-ce que c’était une erreur ? Oui. Je la dénonce et l’assume. »

M. Bissonnett­e, qui a longtemps été au conseil d’administra­tion de l’ADISQ, reconnaît ensuite le fait qu’il s’est servi du privilège de sa notoriété et de son autorité pour avoir des « agissement­s, remarques, relations [qui] n’étaient pas forcément d’égal à égal ». « Je n’ai jamais volontaire­ment utilisé ce privilège et je n’ai jamais voulu rendre qui que ce soit inconforta­ble, mais suite à ma réflexion de la dernière année, je ne peux nier que ça s’est produit. » En fin de journée, il a supprimé son compte Facebook.

Des témoignage­s se sont multipliés sous la note de Bissonnett­e, dont celui de la musicienne Ariane Zita, qui a décrit des gestes déplacés, dont des messages textes « louches ». L’ancienne assistante du patron de DTC, Audrey Canuel, a pour sa part raconté que Bissonnett­e avait fait de sa vie « un enfer pendant des années, à exercer une emprise malsaine sur moi, à me texter à des heures impossible­s des choses très limites pour une relation employée-patron. […] Je te voyais comme un modèle, et j’ai quitté ton entreprise en mille miettes ».

Des artistes réagissent

Tous ces rebondisse­ments ont eu un impact sur les artistes de la maison de disques. Sur Instagram, Béatrice Martin (Coeur de pirate) a dit avoir « pris la décision de rompre [ses] liens en gérance avec Éli Bissonnett­e ». Dans un second message, elle ajoute : « Je suis directemen­t liée à son succès et au succès de sa boîte, j’ai financé pas mal de projets au final, grâce à mon travail. […] Mais mon travail, mes efforts, ma réussite ne devrait pas servir à nourrir le mal, les secrets, les abus de pouvoir, les artistes qui n’ont franchemen­t pas d’affaire là. […] Un moment donné ça suffit. En tant que personne qui a vécu des agressions sexuelles à plusieurs reprises dans ma vie, je peux pas rester là à rien faire, à soutenir un système ancré dans un patriarcat toxique. » Béatrice Martin saluait enfin « les incroyable­s employés qui ont travaillé pour [elle], qui vont reprendre les rênes ».

Toujours sur Instagram, Les soeurs Boulay ont ensuite réagi, disant d’abord prendre « l’entière part de blâme qui nous revient et qu’on ne se cachera pas : on était au courant de certaines allégation­s inacceptab­les. […] Avait-on eu accès à toute l’informatio­n ? Non. Mais a-t-on fait l’autruche par peur d’y perdre des plumes ? Oui. On avait décidé de ne pas renouveler notre contrat de disques. Mais on aurait pu faire plus. On ne l’a pas fait. C’était hypocrite et inconséque­nt ».

« Étant nous-mêmes des survivante­s et des proches de victimes d’abus ou d’inconduite­s, on a pris un engagement il y a un moment déjà : éliminer de nos cercles profession­nels et personnels les personnes problémati­ques et leurs alliés, poursuiven­t Les soeurs Boulay. Il nous aura fallu plus de temps pour sortir du noyau qui nous a mises au monde profession­nellement, mais on ne peut plus reculer, ni rester dans le statu quo. Nous quittons dès aujourd’hui l’équipe de gérance de Dare To Care Records. »

Les employés se dissocient

Les 25 employés de DTC se sont réunis jeudi et ont à leur tour publié un message en ligne dans lequel ils disent se dissocier des gestes d’Adamus et d’Éli Bissonnett­e. Concrèteme­nt, ce dernier « n’est déjà plus présent au sein du comité de direction et ne prend plus part à aucune réunion, décision ou discussion avec les membres de notre équipe. Nous avons bien conscience qu’il est toujours l’unique actionnair­e de Dare To Care et que c’est un problème. Nous envisageon­s donc la voie de la médiation pour modifier notre structure afin d’assurer la continuité de nos opérations ».

L’Associatio­n québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) a dit au Devoir ne pas vouloir faire de commentair­es relatifs à des cas particulie­rs comme celui impliquant l’un de ses membres, DTC. Sa directrice générale, Solange Drouin, a toutefois réitéré être « très sensible à ces enjeux », rappelant la création d’APARTÉ, un service d’assistance et de ressources contre le harcèlemen­t et les violences en milieu culturel. « Je pense qu’on a un rôle collectif à jouer [pour que cessent ces agissement­s]. […] Il faut qu’on prenne nos responsabi­lités. »

En tant que personne qui a vécu des agressions sexuelles à plusieurs reprises dans ma vie, je peux pas rester là à rien faire, à soutenir un système ancré dans un partenaria­t toxique

COEUR DE PIRATE

On était au courant de certaines allégation­s inacceptab­les [...] Avait-on eu accès à toute l’informatio­n ? Non. Mais a-t-on fait l’autruche de peur d’y perdre des plumes ? Oui.

LES SOEURS BOULAY

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Bernard Adamus a, tout comme Mariepier Morin, décidé de faire une pause dans sa carrière après avoir été dénoncé dans les médias sociaux. Le chanteur a présenté ses excuses aux personnes à qui il aurait pu faire du tort.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Bernard Adamus a, tout comme Mariepier Morin, décidé de faire une pause dans sa carrière après avoir été dénoncé dans les médias sociaux. Le chanteur a présenté ses excuses aux personnes à qui il aurait pu faire du tort.

Newspapers in French

Newspapers from Canada