Et la diversité ? Bordel !
Nous vivons un retour du puritanisme et du rigorisme moral et religieux. Ce n’est donc pas un hasard si les iconoclastes ont le vent en poupe. Pendant que des hordes d’illuminés croient pouvoir se purifier au regard de l’histoire en déboulonnant les statues de Churchill, Cervantès et Jefferson, un autre iconoclaste s’en prend lui aussi à l’héritage de l’Occident. Et pas n’importe quel héritage. Celui de l’ancienne basilique Sainte-Sophie, située au coeur d’Istanbul.
Le 2 juillet, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, réclamait au plus haut tribunal administratif du pays le droit de convertir en mosquée l’actuelle basilique, aujourd’hui devenue un musée. N’allez pas croire que cette polémique n’est qu’une autre querelle entre un sultan nostalgique de l’Empire ottoman et un tsar se languissant de la Sainte Russie.
Ce serait oublier le symbole que représente la basilique Sainte-Sophie, inscrite au patrimoine de l’UNESCO, non seulement pour l’Occident et la chrétienté, mais pour le monde entier. C’est en effet en 324 que l’empereur Constantin, converti au christianisme, transportait la nouvelle capitale du monde chrétien sur les rives du Bosphore. La première basilique fut érigée en 330. Mais, c’est Justinien qui entreprit l’érection du plus grand lieu de culte ayant jamais existé. À partir du Xe siècle, la Russie héritière des traditions byzantines voua un culte à cette basilique dont le nom sera repris dans tout le monde slave. Il y a même une cathédrale Sainte-Sophie dans la 12e avenue à Montréal !
Lorsque Constantinople tomba aux mains des Ottomans, en 1453, la cathédrale fut convertie en mosquée. De nombreux lieux de culte reprendront son modèle architectural à commencer par la grande Mosquée bleue d’Istanbul, située à deux pas. Lorsqu’en 1934, le nationaliste Atatürk convertit Sainte-Sophie en musée, il s’agissait pour lui non seulement d’imposer son autorité face à un islam rétrograde, mais d’« offrir à l’humanité » cette basilique en prouvant que la Turquie pouvait cohabiter avec l’Occident et accéder à la modernité. En faisant de Sainte-Sophie un musée ouvert à tous, les Turcs, à cheval entre l’Orient et l’Occident, restauraient « la paix et l’harmonie entre des mondes différents », dira plus tard le patriarche grec Athenagoras.
Comme nous sommes loin de ce monde aujourd’hui ! En affirmant vouloir « réparer une grosse erreur », Erdoğan n’a de cesse de liquider l’héritage d’Atatürk, du moins en apparence. Car les différences sont peutêtre moins grandes qu’on ne le croit entre l’islam nationalisé des kémalistes et la nation islamisée d’Erdoğan.
Dire qu’il y a quelques années à
La conversion de l’ancienne basilique Sainte-Sophie en mosquée, à Istanbul, ferait disparaître l’un des symboles ultimes de la cohabitation des religions et des civilisations
peine, on présentait ce vieil ami des Frères musulmans comme un démocrate. Dans leur soif d’« ouverture », la plupart des européistes d’aujourd’hui rêvaient d’accueillir la Turquie au sein de l’Union européenne. Alors que le nouveau sultan n’avait de cesse d’islamiser son pays, les idiots utiles de l’islamisme peignaient Erdoğan en Konrad Adenauer et son parti, l’AKP, en version musulmane de la démocratie chrétienne. Pourtant, Erdoğan n’a jamais caché son jeu. « Les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes, les croyants nos soldats », disait-il dès 1997.
« Face à l’agression d’Erdoğan, jusqu’où ira la naïveté des Européens ? », demandait récemment le grand spécialiste de l’Orient chrétien Jean-François Colossimo. Comme si Erdoğan n’avait pas fait la preuve qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais d’islamisme démocratique. Faute de protéger leurs frontières, les pays européens se sont soumis au chantage migratoire turc. D’autant qu’Erdoğan considère ses propres migrants, qui sont 1,5 million en Allemagne et 600 000 en France, comme des avant-postes destinés à faire progresser son projet politique et religieux. « L’assimilation est un crime contre l’humanité », disait-il à Paris dès 2008. Mais, la grande Europe diversitaire n’en a cure. Elle regarde ailleurs.
Ni l’expansionnisme militaire turc en Syrie et en Libye ni le réveil du rêve impérial ottoman ne semblent en mesure de secouer sa torpeur. Humilié par Poutine en Syrie, Erdoğan a pris sa revanche en Libye où son soutien au président Fayez el-Sarraj a fait reculer les forces du maréchal Khalifa Haftar soutenu par les Russes, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Proche de la Tunisie, grâce à la mouvance des Frères musulmans, Erdoğan a la main sur plus de 6000 kilomètres de côtes par lesquelles, il peut dorénavant renfoncer son chantage migratoire sur l’Europe. On ne se surprendra pas qu’il ait été jusqu’à provoquer récemment un navire français en Méditerranée pendant les manoeuvres de l’OTAN.
Où sont donc passés nos preux chevaliers de la Diversité alors que nous vivons en direct le « choc des civilisations » prédit par Samuel Huntington ? La conversion de Sainte-Sophie ferait en effet disparaître l’un des symboles ultimes de la cohabitation des religions et des civilisations. Cette conversion signerait une forme de capitulation à l’égard d’un islam redevenu conquérant. Elle consacrerait surtout le déclin d’un Occident plus occupé à détruire ses propres statues qu’à faire face au tragique de l’histoire.