Le Devoir

Prendre soin de nos aînés

- Denis Blondin Anthropolo­gue Québec

Nous pouvons exprimer le souhait de mieux prendre soin de nos aînés parce que nous voulons leur bien ou parce que nous espérons profiter de meilleurs soins quand notre tour viendra. Dans les deux cas, c’est « nous », les non-vieux, qui parlons au nom de la société entière, car ce « nous » exclut les aînés eux-mêmes.

La bienveilla­nce est un sentiment qui peut s’exprimer aussi dans le cadre d’une exclusion. À l’époque qui a précédé la révolution féministe, les femmes étaient de la même façon exclues de « la société ». Beaucoup d’hommes, les vrais, parlaient ainsi de « nos femmes » et souhaitaie­nt mieux en prendre soin, par exemple en leur achetant un lave-vaisselle.

Leur « nous » sexiste pouvait être en même temps un « nous » de classe sociale : le désir bienveilla­nt pouvait signifier qu’on souhaitera­it leur engager des bonnes (c.-à-d. des aides ménagères) pour les aider, soit d’autres femmes tout aussi exclues de la catégorie « nos femmes ».

Ces « bonnes » auraient pu être en même temps des immigrées sans papiers, car l’exclusion n’a pas de frontières et on peut en cumuler plusieurs motifs : femme, vieille, racisée, pauvre, sans nationalit­é, etc. Les sociologue­s appellent cela de l’intersecti­onnalité, mais cette avancée théorique ne semble pas avoir produit beaucoup de résultats concrets pour changer notre vision de la vieillesse, qui reste empreinte d’un âgisme systémique dont nous commençons à peine à prendre conscience.

La pandémie en cours aura contribué à cette prise de conscience, pas tellement sur la base de la mortalité qui a sévi dans les CHSLD, mais plutôt sur celle des directives visant à proté

Indépendam­ment de la conscience que nous pouvons en avoir, l’exclusion en vertu de l’âge a un effet majeur sur l’ensemble de la société : elle nous prive d’un important réservoir de compétence­s.

ger tous « nos aînés » en leur interdisan­t de sortir de chez eux, parfois même en fermant leur appartemen­t à clé de l’extérieur, en dehors des sorties autorisées et contrôlées, comme cela s’est produit dans beaucoup de résidences pour personnes âgées.

L’âgisme

La nouveauté de cette prise de conscience suggère que la grande majorité des aînés n’étaient pas vraiment conscients de notre âgisme, comme le reste de la société. Qu’il s’agisse des aînés, des femmes ou des pauvres, l’exclusion ne peut être réussie que si les exclus intérioris­ent la définition de la place sociale qui leur est assignée. Dans le cas des aînés, c’était assez facile de le faire : ils sont en vacances prolongées, ils n’ont plus d’obligation­s envers la société et les plus chanceux peuvent aller passer l’hiver dans le Sud. Si seuls les plus pauvres pouvaient se sentir victimes, ils pouvaient facilement croire que c’était en vertu de leur pauvreté plutôt que de leur âge.

Indépendam­ment de la conscience que nous pouvons en avoir, l’exclusion en vertu de l’âge a un effet majeur sur l’ensemble de la société : elle nous prive d’un important réservoir de compétence­s. La population du Québec compte plus de 1,5 million de personnes de 65 ans et plus. Une importante majorité d’entre eux ont des capacités et des compétence­s qui pourraient être mises à profit dans toutes sortes de secteurs. Et si la plupart d’entre eux peuvent ne pas souhaiter se voir forcés d’assumer la même charge de travail que pendant leurs jeunes années, un très grand nombre d’entre eux seraient très heureux de se sentir utiles à quelque chose et en retireraie­nt divers profits, à commencer par une meilleure santé. Au départ, c’est l’idée d’une coupure radicale entre la vie active et la retraite qu’il faudrait mettre au rancart.

Toutes sortes d’avenues s’offrent à nous. L’une d’elles pourrait être la participat­ion des aînés à l’éducation des jeunes, ce qui contribuer­ait sûrement à faire baisser le taux de décrochage scolaire. Dans le domaine de la santé, si le maintien à domicile semble être une avenue profitable pour tous, les soutiens requis pour certains aînés pourraient aussi être assumés en partie par d’autres aînés. À peu près tous les organismes publics, gouverneme­ntaux ou autres auraient un grand profit à retirer de la participat­ion des aînés dans leurs structures. Il en va de même dans pratiqueme­nt tous les secteurs d’activité.

Au départ, ce sont les aînés eux-mêmes qui doivent prendre la parole, comme les femmes l’ont fait à une époque pas si lointaine. Ils peuvent le faire de différente­s façons, notamment par un engagement politique. Pourquoi pas une aile vieillesse dans chacun des partis politiques ? Pourquoi pas un Conseil du statut du vieux et de la vieille ?

Si une prise de conscience de cette réalité doit donner lieu à un mouvement social, il faudrait aussi songer à lui trouver un nom. Les femmes (et les hommes) se sont progressiv­ement ralliées à un mouvement féministe. Pour la libération des vieux, il serait possible de trouver mieux que l’étiquette de vieillisme. Et pourquoi pas un mouvement âgiste, en inversant simplement la valeur attribuée à ce terme ?

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