Le Devoir

La naissance d’un quartier

- AURÉLIE LANCTÔT

Au lendemain de la journée des déménageme­nts, la ministre de l’Habitation, Andrée Laforest, se réjouissai­t sur Twitter d’avoir répondu à l’appel de 522 personnes délogées au 1er juillet. Non seulement il a été possible de trouver un bail in extremis à bon nombre d’entre elles, soulignait-elle, mais « nous sommes confiants de pouvoir trouver rapidement un chez-soi bien à eux aux 246 ménages présenteme­nt hébergés temporaire­ment ». Le ton optimiste et jovial de l’interventi­on laisse perplexe, alors que le nombre de ménages locataires sans toit au 1er juillet a atteint un sommet inégalé depuis le début des années 2000.

Le même jour, une petite annonce suscitait (encore) la grogne : un studio en demi-sous-sol meublé et « rénové », près du métro Acadie, en plein coeur de Parc-Extension, à Montréal. On y mettait en relief la proximité avec le métro et le tout nouveau campus MIL de l’Université de Montréal. Le prix ? 1325 $ par mois. Pour une seule pièce à moitié sous terre, dans un quartier pauvre et à forte proportion immigrante, où le taux d’inoccupati­on est dramatique­ment bas — en 2018, il était de 0,6 % pour les grands logements, et la tendance se poursuit.

On a l’habitude, à Montréal, de l’embourgeoi­sement des quartiers. On se dit tout de même qu’il y a quelque chose qui cloche lorsque c’est l’arrivée d’un campus universita­ire qui aggrave les dynamiques d’exclusion sociale.

« Cette annonce, ce n’est que la pointe de l’iceberg ! » me dit au téléphone Amy Darwish, organisatr­ice communauta­ire au Comité d’action de Parc-Extension (CAPE). « C’est une période très stressante pour beaucoup de locataires dans le quartier. »

Si le quartier s’embourgeoi­se depuis quelques années déjà, m’explique-t-elle, l’arrivée du campus MIL a précipité les choses. « Les propriétai­res se préparent pour l’arrivée des étudiants. On le voit dans les annonces : on mentionne la proximité de l’université ainsi qu’une préférence claire pour les étudiants et les jeunes profession­nels. » Sans surprise, les évictions se multiplien­t.

« Avant, on en voyait quelques-unes en cours d’année, mais entre décembre 2019 et février 2020 seulement, on en a dénombré une trentaine. C’est du jamais vu », ajoute Mme Darwish.

On a l’habitude, à Montréal, de l’embourgeoi­sement des quartiers ; on l’a vu ailleurs dans la ville, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. On se dit tout de même qu’il y a quelque chose qui cloche lorsque c’est l’arrivée d’un campus universita­ire — une institutio­n censée, avant toutes choses, contribuer au bien commun et à la vitalité de toute une société — qui aggrave les dynamiques d’exclusion sociale. N’aurait-il pas été possible de prévenir le coup ? Cela semble relever de l’évidence.

Un rapport rédigé par le Projet de cartograph­ie anti-éviction de Parc-Extension, publié au mois de juin, fait sourciller. Des chercheurs et des groupes communauta­ires ont documenté méticuleus­ement le développem­ent du campus MIL. La démonstrat­ion est claire : à chaque étape du projet, l’Université de Montréal est passée à côté des occasions de mitiger l’impact de son arrivée sur les communauté­s avoisinant­es. Elle n’a que peu contribué aux initiative­s communauta­ires visant à créer des liens avec la communauté. Le syndicat des professeur­s a fait part de ses inquiétude­s, mais celles-ci n’ont pas été prises en compte. En 2018, l’Université a même vendu à un promoteur privé des terrains initialeme­nt prévus pour le logement étudiant, acquis initialeme­nt avec des fonds publics. Et malgré tout, dans un communiqué diffusé dans la communauté universita­ire à l’inaugurati­on du campus en septembre 2019, on célébrait la « naissance d’un quartier », vantant son intégratio­n harmonieus­e aux communauté­s voisines.

Du côté de Parc-Extension, pourtant, cette intégratio­n ne semble pas si harmonieus­e. Au-delà de l’augmentati­on des loyers, « l’arrivée des étudiants transforme le tissu communauta­ire, la vie dans le quartier », me dit Amy Darwish. On présume que l’arrivée d’étudiants et de profession­nels augmentera la qualité de vie, mais en réalité, on observe plutôt le contraire : « Les gens sont relégués à des appartemen­ts trop petits ou trop chers. Ils n’ont plus accès aux commerces abordables et aux ressources communauta­ires qui, souvent, ferment et sont remplacés. » Et ultimement, on finit par chasser les gens de leur milieu de vie.

Il s’agit d’un cas de figure très classique — tout cela n’était pas bien difficile à anticiper, surtout de la part d’une institutio­n publique, de surcroît une université. Or le discours entourant l’ouverture du campus MIL laisse entendre qu’en fait, les priorités étaient tout simplement ailleurs. À l’automne 2019, lors de l’inaugurati­on, le premier ministre François Legault n’a pas manqué de lancer un appel au rapprochem­ent des intérêts de l’industrie privée et de la recherche, y voyant une occasion rêvée. Le ministre Pierre Fitzgibbon a quant à lui appelé de ses voeux la création de nombreux partenaria­ts entre l’Université et les entreprise­s de différents secteurs d’activité.

Le savoir, visiblemen­t, ne peut être envisagé autrement que comme un outil de développem­ent économique, et l’Université a semblé jusqu’ici bien à l’aise de prendre ce virage, à toute allure même. Sauf qu’à mesure qu’elle renforce ainsi ses liens avec l’industrie, se positionna­nt avant tout comme un levier pour le développem­ent économique, elle sacrifie sa responsabi­lité sociale et ce sont, sans surprise, les population­s vulnérable­s qui en font les frais.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada