Le Devoir

Kahnawake, un autre regard

- Jean Dominique Leccia Médecin psychiatre à Kahnawake, professeur adjoint, Université McGill

Depuis les événements d’Oka en 1990 jusqu’à la dernière lutte autochtone de février 2020, la réserve de Kahnawake a été citée par la presse des centaines de fois pour des millions de spectateur­s, qui maintenant la connaissen­t sans l’avoir vue comme les milliers d’automobili­stes qui, dans leur transhuman­ce quotidienn­e, empruntent les routes qui traversent ou limitent son territoire.

Pourtant, il s’agit d’une ville de 8000 habitants qui s’est développée selon un modèle commun à toutes les banlieues nord-américaine­s des années 1950. Elle en garde l’apparente quiétude avec, au bord du fleuve, des édifices centenaire­s en pierre, dont une église et une vue panoramiqu­e sur Montréal et ses lumières la nuit. Sa population, comme celles des banlieues qui l’entourent, fréquente les mêmes centres commerciau­x, les mêmes université­s et les mêmes hôpitaux. Elle occupe à Montréal, distant de 15 km, de nombreux emplois spécialisé­s, bien au-delà des emblématiq­ues « Iron workers ». Elle participe aussi, comme spectatric­e ou actrice, au Montréal culturel avec ses nombreux événements, dont le festival Présence autochtone au début du mois d’août. Elle organise chaque année au mois de juillet un pow-wow, dont l’accès est offert à la population voisine. Kahnawake est une ville parfaiteme­nt intégrée à notre modernité urbaine et planétaire.

Invité par des intervenan­ts traditiona­listes avec qui j’avais collaboré à l’hôpital de Châteaugua­y, je travaille depuis 10 ans comme psychiatre auprès de cette communauté. On comprend que, dans mon travail, ce qui nous est commun en matière d’affects et de valeurs offre un champ et des possibilit­és communicat­ionnels suffisamme­nt larges pour permettre un échange thérapeuti­que, dans un espace où les identités se mêlent. Je vais d’ailleurs y rencontrer des pathologie­s familières — anxiété, dépression, troubles de l’humeur — figurant au palmarès de l’OMS et équitablem­ent réparties au niveau planétaire.

Derrière cette toile de fond commune, au fil du temps, le personnel hospitalie­r, les intervenan­ts et mes nombreux patients vont m’introduire dans l’intimité de la réserve, seul univers de vie pour certains de mes patients, référentie­l pour tous, et aujourd’hui en pleine renaissanc­e.

La renaissanc­e

Après avoir résisté à des siècles ethnocidai­res, la communauté reconquier­t sa langue, une école élémentair­e en immersion totale mohawk. Elle a ses propres médias : chaînes de radio et de télévision, avec son feuilleton Mohawk Girls et ses journaux largement ouverts aux débats. Son hebdomadai­re Eastern Door a reçu le titre de meilleur journal canadien communauta­ire.

Cette renaissanc­e, nous la retrouvons dans la création artistique, musique et danse traditionn­elles et modernes, sculpture ou peinture, jusqu’à la mode. La styliste Tammy Beauvais, demeurant à Kahnawake, est connue internatio­nalement. Nous ressentons dans le cours de notre pratique thérapeuti­que les effets bénéfiques de cette reconquête identitair­e pour la communauté comme pour les individus. C’est lorsque cette identité retrouvée vient à manquer que l’on mesure son importance, qu’il s’agisse d’individus en déroute ou de communauté­s pauvres et isolées frappées par des vagues successive­s de suicides d’adolescent­s. C’est parce qu’elle a bénéficié d’opportunit­és économique­s que, comme d’autres communauté­s, Kahnawake a pu échapper à cette tragique fatalité en développan­t un réseau d’intervenan­ts en santé mentale ancrés dans la communauté et en construisa­nt son propre espace de reconnaiss­ance identitair­e en harmonie avec son histoire et ses valeurs.

Sans doute parce qu’elles ont été les premières victimes d’une dépossessi­on territoria­le, aujourd’hui généralisé­e par le libéralism­e mondialisa­nt, les Premières Nations, dans leur héroïque résistance, ont développé des valeurs en concordanc­e avec les actuels défis planétaire­s. Une réappropri­ation du territoire et un culte de la terre dont se revendique­nt tous les mouvements écologique­s mondiaux, ou dans notre domaine particulie­r : des thérapies se fondant sur l’harmonie de l’individu avec son environnem­ent, sweat house, pipe ceremony, story telling, que se sont appropriés les nouveaux courants thérapeuti­ques en Occident comme les thérapies de la pleine conscience, la méditation, voire les promenades dans la nature.

Kahnawake, en phase avec notre actualité mondialisa­nte, est une société démocratiq­ue développée, avec une égalité des sexes, avec une liberté de la presse, avec une société civile qui par référendum a refusé à deux reprises l’installati­on d’un casino au nom de ses valeurs de respect traditionn­el. Des valeurs de partage et d’accueil qui m’ont accompagné tout au long de ma pratique, dès mon initiation où j’ai été soutenu de manière amicale par les intervenan­ts communauta­ires et hospitalie­rs, dont plusieurs sont devenus mes amis. Une société émergeant de ses blessures et affirmant sa culture autochtone. Kahnawake, dont l’influence est grande parmi les Premières Nations qui s’y reconnaiss­ent, représente l’espoir d’une réconcilia­tion harmonieus­e.

[…] Comme psychiatre, j’ai ressenti le besoin de rendre à cette communauté mohawk ce qu’elle m’avait apporté. J’espère avoir réussi à mieux faire connaître la bonté de ses habitants et l’ampleur de sa renaissanc­e.

Après avoir résisté à des siècles ethnocidai­res, la communauté reconquier­t sa langue, une école élémentair­e en immersion totale mohawk. Elle a ses propres médias : chaînes de radio et de télévision, avec son feuilleton Mohawk Girls et ses journaux largement ouverts aux débats. Son hebdomadai­re Eastern Door a reçu le titre de meilleur journal canadien communauta­ire.

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