Le Devoir

De la pointe des pieds jusqu’au fond de la joie

Balade dansante à la résidence Rosalie-Cadron

- cherejoblo@ ledevoir.com JOSÉE BLANCHETTE

Notre petit troupeau sautillant passera inaperçu aujourd’hui, 24 juin, jour de parenthèse nationale. Le fleurdelis­é flotte partout autour des Maghrébine­s voilées de bleu marine qui sont regroupées sur le trottoir devant la mosquée Al-Rawdah. Comme un souhait sorti de la lampe d’Aladin, Hélène Roy, 79 ans, danse en compagnie d’Ariane, d’Audrey et de Diana. La jeune ballerine de 29 ans l’accompagne, en chantant une cumbia, avec son cuatro, une petite guitare vénézuélie­nne. La vingtaine de personnes sur le trottoir coupent le son de leur propre musique diffusée dans un hautparleu­r de fête foraine. Ils enjoignent à Ariane Boulet et à sa bande de danseuses profession­nelles de prendre le plancher (de ciment). Le party est pris.

« La danse, c’est la liberté ! » lance Hélène, qui a enfilé des chaussons de ballet durant vingt ans. Son corps gracile n’a oublié ni les gestes ni l’élan, son sourire non plus. Elle fait partie des quelques résidents de la RPA RosalieCad­ron qui jouissent d’une balade dansée, un projet COVID qui vise à leur délier les muscles et la langue, à briser la solitude des personnes âgées et à créer du mouvement dans leur semaine étale.

J’entre à la boulangeri­e Casablanca m’acheter une galette de pain cuite à plat, comme une crêpe. J’ai oublié le nom, mais pas le goût maternel. Du fait main, qui touche la mémoire affective. Comme la danse.

La balade dansée, c’est l’un des projets d’Ariane Boulet, 34 ans, une maîtrise en danse et une diplômée du lien, si une telle discipline existe. Ariane a dansé six ans en CHSLD avec des personnes atteintes de démence à divers degrés. Le non-verbal, l’intuitif, le ressenti, le moipeau, les vieux, c’est son univers. Elle peut en parler pendant des heures, avec passion et conviction. Elle porte les soins et l’attention à l’autre, au-delà du fonctionne­l, à mi-chemin entre le ludique et le service essentiel, l’écoute doublée de tendresse. « On oublie tout. Nous sommes dans le moment, un lieu profond, même si c’est une rencontre courte. »

De fait, les balades durent entre 2 et 90 minutes, selon les besoins. L’échappée belle donne lieu à de véritables tableaux artistique­s dans lesquels les passants s’intègrent selon leur bon vouloir. Une petite fille a même tenu à danser avec Hélène.

Attaque poétique gérontolog­ique

Il est question de cultiver la joie sur le bout des pieds. Hélène lève la jambe et se sert de la clôture du ponceau, au parc Beauséjour, le long de la rivière des Prairies, pour se rappeler ses exercices à la barre. Son agilité et sa souplesse nous impression­nent. Ariane et Audrey l’imitent. J’ai une attaque poétique gérontolog­ique à l’ombre du sous-bois, sur ce petit pont qui appelle les arabesques et les tutus vaporeux. Les cyclistes sourient en nous frôlant. Il règne une ambiance à la fois festive et candide, hors du temps et cinématogr­aphique.

Je suis frappée par l’humilité de mes trois complices qui papillonne­nt autour

La beauté, c’est dans le collage d’humanité, de la laideur, »

des cris, de l’absurdité ARIANE BOULET

d’Hélène, une femme qu’on devine un rien rebelle, avouant plus tard n’avoir jamais été mariée, sans enfants. Ariane reconnaît silencieus­ement ce parcours de vie, avec respect, comme il l’appelle. Chaque vieillard porte en lui plusieurs romans qui ne seront jamais écrits. Et la danse invite la vie à se glisser dans les traces de pas.

« On va se rencontrer, m’avait glissé Ariane en entrevue. On ne va pas là pour donner notre grandeur d’âme. C’est une présence juste, dans un état de jeu. » Et cette initiative redonne du pouvoir, permet un réel échange audelà des banalités météorolog­iques. On entre tout de suite dans le vif du sujet en déplaçant de l’air stagnant. Il y a une fragilité perceptibl­e qu’accompagne la danse, fluide, languide à certains moments.

« Je qualifiera­is ça de co-présence, de présence engagée. Ça se passe dans le non-verbal, à un niveau que je ne peux pas nommer », ajoute l’instigatri­ce de ce projet qui vise à faire tomber les murs de prison de la vieillesse en évitant la propositio­n purement décorative ou passive.

« Le contact avec la fin de vie nous rappelle la valeur de la vie. Toutes les génération­s, je les porte en moi », constate la jeune danseuse.

Le fil d’Ariane

Ariane ne veut surtout pas parler de ses balades en termes d’impact et de « rendement ». Nous dansons sur le terrain meuble de l’humain. N’empêche. J’entends Thérèse, toute menue, glisser à Jimmy, troubadour accompagné de sa guitare : « Que demander de mieux ? C’est-tu assez beau, la vie ? J’avais mal à la colonne, pis c’est parti… »

Ariane n’est jamais surprise d’entendre de tels commentair­es. Après leur passage, les bobos s’envolent. « On devrait nous prescrire ! » Même évidence en CHSLD, où les infirmière­s constatent que l’anxiété diminue et les médicament­s, d’autant.

Ariane me relate l’histoire de cette vieille dame qui criait depuis trois jours dans l’aile consacrée aux patients atteints d’alzheimer. « Nous avons mimé le cri et trouvé la note avec l’instrument de musique. Nous l’avons accompagné­e durant 20 minutes. Après, elle n’a plus crié. C’était terminé. » Cette femme a peut-être été reconnue dans sa douleur, allez savoir. Chose certaine, on aurait fini par l’assommer de médicament­s pour la faire taire. La gang d’Ariane a trouvé le fil d’Ariane jusqu’à elle.

À force de toucher (pré-COVID), à force de présence du geste devant l’absence de l’esprit, Ariane et sa bande d’artistes réussissen­t de petits miracles. « Avec les résidents qui ont toute leur tête, c’est plus de job avant de lâcher. En RPA, plus ça va, plus ils se laissent aller. L’autre jour, une ancienne soeur missionnai­re a laissé sa marchette pour danser dans la rue. »

En CHSLD, l’aventure est autre et a malheureus­ement été suspendue le temps de la pandémie. « Comme danseuse, je ne regarde pas la même chose que les gens. Je ne vois que la noblesse de leur être. » Fossilisés dans leur lit ou leur fauteuil, ces hommes et ces femmes ont un passé, ont déjà dansé eux aussi et ne demandent parfois qu’à refaire les pas avec leurs yeux ou leurs mains veinées de bleu.

« Le vieillisse­ment, ce n’est pas une maladie. Les personnes âgées ne se considèren­t pas comme vieilles, sauf quand elles sont malades. Elles font face à des pertes, des pertes, encore des pertes… »

En ce moment, toute une frange de la communauté artistique est sans emploi et des gens âgés souffrent d’isolement. Ariane nous indique un chemin moins fréquenté mais aux sillons profonds. Un pas de deux à la fois.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Accompagné­e par Diana Leon, au cuatro, Ariane Boulet et Audrey Bergeron, la résidente Hélène Roy renoue avec son amour de jeunesse durant une balade dansée. Allégresse (et pied-de-nez à la pandémie).
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Accompagné­e par Diana Leon, au cuatro, Ariane Boulet et Audrey Bergeron, la résidente Hélène Roy renoue avec son amour de jeunesse durant une balade dansée. Allégresse (et pied-de-nez à la pandémie).
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