Le Devoir

Lumière sur les Lumière de Thierry Frémaux

Les 1422 courts métrages des frères Lumière, en partie réunis dans un documentai­re, possèdent quelque chose d’une innocence et d’une spontanéit­é qui les rend précieux, fait valoir ce poids lourd du cinéma

- ODILE TREMBLAY

La salle de cinéma est l’une des créations Lumière, à laquelle Edison ne croyait pas et qui a permis au Cinématogr­aphe de Lyon de triompher

THIERRY FRÉMAUX

Vendredi prochain prend l’affiche dans nos salles Lumière, l’aventure commence, fringant montage de 108 courts métrages restaurés (de 40 à 50 secondes chacun) des frères Louis et Auguste Lumière, pionniers du cinéma dans leur berceau de Lyon. L’oeuvre, signée Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière et délégué général du Festival de Cannes, est commentée par sa voix. Le tout sur une musique de Camille Saint-Saëns, compositeu­r français en reflet d’époque et de pays, qui avait écrit la première musique originale d’un film. Le réalisateu­r Bertrand Tavernier, président de l’Institut Lumière, l’a coproduit.

Rappelons qu’en 1895, concurrenç­ant Thomas Edison aux États-Unis, la fratrie française (c’est Louis qui tournait) avait inventé le cinématogr­aphe. La sortie de l’usine Lumière à Lyon aura inauguré ce qui allait devenir le septième art. Les frères (confondus par Frémaux sous le patronyme Lumière) en auront produit 1422. Plusieurs de leurs films, réalisés par Lumière ou un opérateur entre 1895 et 1905, certains célèbres, tels L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, L’arroseur arrosé et autres Goûter des bébés, mais aussi de vraies découverte­s, sont ici réunis en voyages dans le temps par volets thématique­s porteurs de sens.

« La connaissan­ce de l’histoire du cinéma, assure Thierry Frémaux au Devoir, aide à apprécier la production contempora­ine — ce qu’il ne faut jamais cesser de dire à ceux qui pensent que l’Histoire ne signifie rien ou qu’elle a une fin. Le geste de Lumière possède quelque chose d’une innocence et d’une spontanéit­é qui le rend précieux. Cette simplicité n’a pas pris une ride. On se souvient des paroles de Picasso : “J’ai mis toute une vie à dessiner comme un enfant.” Le cinéma contempora­in doit retrouver quelque chose de ce geste des premiers temps : l’origine, le muet, les années 1930, la modernité des années 1960, celles des années 1970. Aujourd’hui, il semble que nous en sommes trop souvent trop loin, dans cette civilisati­on numérique du faux et du semblant. »

Parmi ses films préférés, La sortie de l’usine, bien sûr, première projection collective sur grand écran, réalisée à Lyon, où il travaille depuis 30 ans et où il s’en tourne chaque année un remake par un grand cinéaste. Frémaux adore aussi Le village de Namo, au Vietnam, à ses yeux quintessen­ce du cinéma Lumière pour sa forme étincelant­e et sa charge d’émotion : « Le visage de l’enfant dans un pays lointain : toute la beauté et l’universali­té du monde en 50 secondes. »

Des débuts du cinéma à son avenir

Thierry Frémaux voulait redonner la salle aux films de Lumière en proposant un objet de 1 h 30 à l’adresse du grand public, non des seuls spécialist­es. Son choix d’oeuvres allait de soi, tant il a l’habitude de montrer et de commenter en direct ces courts métrages à Lyon ou ailleurs. Franc succès ! « Ce film (sorti dans sa patrie en 2016) a enregistré près de 140 000 entrées en France et s’est énormément vendu à l’étranger et en télévision. »

L’Institut Lumière, avec les Archives du film du CNC à Paris, a déjà restauré en numérique 4K 500 films Lumière, transférés au 35 mm, et prévoit de redonner sa fraîcheur à tous. « Grâce à Louis Lumière, qui l’avait conservé chez lui, le matériel originel est en bon état mais se dégrade avec le temps. Cette restaurati­on est une entreprise passionnan­te, car pas un film ne ressemble à l’autre, y compris sur le plan technique : la vitesse, le cadre, la températur­e du noir et blanc. »

Par son oeuvre de montage commentée, Thierry Frémaux entendait déboulonne­r bien des mythes : « 125 ans après, la place de Lumière dans l’histoire reste incertaine ». Il est enseveli sous les clichés. Ni tout à fait inventeur (« Thomas Edison a tout fait ») ni tout à fait cinéaste (« Lumière invente une machine. Méliès invente le cinéma »). Il montre aussi à quel point les grands mouvements de caméra étaient déjà dans l’oeuf originel.

Frémaux considère Lumière comme le premier des cinéastes à cause de sa vision artistique plutôt que technique, ses oeuvres précieuses par leur force esthétique, leur sens politique et leur qualité spécifique­ment cinématogr­aphique. « Et la salle de cinéma est l’une des créations Lumière, à laquelle Edison ne croyait pas et qui a permis au Cinématogr­aphe de Lyon de triompher. »

Les opérateurs Lumière posèrent leur caméra un peu partout sur la planète, ce dont le film témoigne en images émouvantes, riantes ou poétiques. Au Québec, à Kahnawake, fut tourné Danse indienne (1898), absent de cette compilatio­n, qui pourrait (qui sait ?) se retrouver dans les prochaines. Car une ou deux suites sont prévues pour Lumière, l’aventure commence : « Eh bien, à cause de l’épidémie, l’aventure est momentaném­ent stoppée, explique Thierry Frémaux. Mais on reviendra plus fort en 2021, pour Lumière et pour tout le reste ! »

Dans ce « tout le reste », il englobe le Festival de Cannes, dont l’édition in situ fut annulée en 2020 sous l’assaut du virus, comme l’avenir même du septième art : « Depuis 1895, le cinéma a survécu à de nombreuses crises, mais celle-là est sévère car elle concerne l’ensemble des sociétés du monde entier. Le cinéma est la jeunesse du monde, il en est aussi l’impitoyabl­e reflet. Les plateforme­s, qui sont une sorte de revanche d’Edison sur Lumière, utilisent la mythologie du cinéma pour mieux l’absorber. »

Aussi, poursuit-il, « parce qu’elles sont brillantes, créatives et plus audacieuse­s que “ce cinéma Marvel” que Martin Scorcese ou Coppola dénoncent. Nous sommes, c’est sûr, à la croisée des chemins. » Il rêve d’un effort collectif pour voir renaître ce que nous avons adoré et ne pas dire à la génération suivante : « Rappelez-vous, on allait au cinéma, on payait notre place, on s’asseyait avec des gens qu’on ne connaissai­t pas et on voyait tous ensemble un film sur grand écran. C’était une extraordin­aire expérience. »

Lumière, l’aventure commence prendra l’affiche le 21 août.

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AXIA FILMS Plusieurs de ces films, réalisés entre 1895 et 1905, certains célèbres, tels La sortie de l’usine Lumière à Lyon, L’arroseur arrosé comme ici, Arrivée d’un train à Perrache, sont ici réunis en voyages dans le temps par volets thématique­s porteurs de sens. ou,
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JOEL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE

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