Le Devoir

Shopify absente des consultati­ons à Québec

L’entreprise liée à l’applicatio­n fédérale de recherche de contacts a refusé l’invitation des députés

- MYLÈNE CRÊTE CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

Shopify est la grande absente des consultati­ons sur les applicatio­ns de recherche de contacts qui se sont ouvertes mercredi à l’Assemblée nationale. Cette entreprise canadienne de commerce électroniq­ue, qui a participé au développem­ent de l’applicatio­n fédérale pour lutter contre la pandémie de COVID19, avait été invitée en commission parlementa­ire à répondre aux questions des députés préoccupés, entre autres, par la protection des données.

« Il me semble ironique que Shopify ne soit pas présente, c’est comme si Uber n’était pas venue à une consultati­on sur l’industrie du taxi », a affirmé d’entrée de jeu la députée libérale Marwah Rizqy.

Le co-porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, a également déploré l’absence de Shopify. « On s’est heurtés à une fin de non-recevoir pour ce qui est d’inviter les individus liés à Shopify qui ont programmé cette applicatio­n-là », a-t-il dit.

L’entreprise a refusé l’invitation parce que l’applicatio­n « appartient à et est exploitée par le Service numérique canadien », un organisme fédéral qui, comme son nom l’indique, est voué au développem­ent des services numériques au sein du gouverneme­nt canadien.« Ils ont créé l’applicatio­n à partir d’un code source ouvert, créé par un groupe de bénévoles de Shopify, a précisé la porte-parole de l’entreprise, Rebecca Feigelsohn. Nous avons encouragé leur travail et nous croyons que l’applicatio­n est bénéfique pour les Canadiens, mais cela a été fait en dehors

C’est comme si Uber n’était pas venue à une consultati­on sur l’industrie du taxi

MARWAH RIZQY »

de leurs fonctions officielle­s à Shopify et n’est pas une initiative de Shopify. »

L’applicatio­n Alerte COVID lancée en juillet par les gouverneme­nts fédéral et ontarien permet de recenser tous les contacts qu’ont eus des gens atteints de la COVID-19 dans les deux semaines précédant leur diagnostic pour les inciter à se faire tester. Ottawa espère que le reste du pays y adhérera afin qu’une seule applicatio­n soit offerte partout au Canada, mais seules quatre autres provinces semblent disposées à l’adopter pour l’instant. L’applicatio­n requiert la collaborat­ion de la Santé publique de chaque province pour repérer les diagnostic­s positifs de COVID-19.

Le gouverneme­nt Legault fait partie des indécis. Il n’a pas encore décidé s’il va y adhérer ou s’il développer­a sa propre applicatio­n. « On ne peut pas dire que c’est une success story, a reconnu le ministre délégué à la Transforma­tion numérique gouverneme­ntale, Éric Caire, en entrevue à sa sortie du Conseil des ministres mercredi. Il y a quelques États, dont l’Allemagne, qui ont eu un succès un peu plus intéressan­t, mais si on regarde la France, ce n’est pas jojo. Si on regarde la Suède, ils ont même complèteme­nt évacué l’utilisatio­n de l’applicatio­n. »

Son ancienne cheffe de cabinet, Joëlle Boutin, avait adopté un ton plus enthousias­te en mêlée de presse quelques heures auparavant. « On n’attendra pas la fin des consultati­ons avant de décider d’agir et de s’appuyer sur des principes fondamenta­ux, a déclaré la députée caquiste. D’ores et déjà, on a décidé que, si jamais le Québec allait de l’avant avec une telle applicatio­n, il n’y aurait aucune géolocalis­ation, aucune technologi­e de GPS, qu’on s’appuierait sur une technologi­e plutôt de type Bluetooth, que l’applicatio­n serait totalement anonyme, qu’il y aurait un respect des données personnell­es. »

Une consultati­on menée en ligne entre le 8 juillet et le 2 août a révélé que 76 % des répondants croient en l’utilité d’une telle applicatio­n et que 66 % estiment en avoir besoin, selon les informatio­ns fournies par le cabinet de M. Caire. Près de 17 000 Québécois y ont répondu. L’ensemble des résultats n’a pas encore été rendu public.

Risque de dérive ?

L’historien des sciences Yves Gingras a mis en garde le gouverneme­nt mercredi contre la tentation d’investir rapidement des sommes importante­s dans une technologi­e dont l’efficacité n’a pas été éprouvée. « Il y a un coût à prendre des décisions trop vite, a-t-il dit. En France, l’efficacité est à peu près nulle et ça coûte 2,4 millions d’euros pour une bébelle qui ne marche pas. »

Les députés Marwah Rizqy et Gabriel Nadeau-Dubois ont exprimé des doutes sur l’utilité de l’intelligen­ce artificiel­le pour limiter la propagatio­n du coronaviru­s et craignent pour la protection des données personnell­es des citoyens. « En quoi le “traçage” de personnes aurait-il fait en sorte que nos CHSLD ne se seraient pas transformé­s en mouroirs ? » a demandé Marwah Rizqy.

« Une applicatio­n de “traçage”, ça peut être un outil, encore faut-il que l’outil fonctionne, sinon c’est juste un risque inutile », a fait valoir Gabriel Nadeau-Dubois.

« Il faut mettre dans la balance les vies qu’on peut sauver, a objecté le fondateur de l’Institut québécois d’intelligen­ce artificiel­le (Mila), Yoshua Bengio, lors de son témoignage. Donc, il faut estimer c’est quoi, le gain en vies humaines […]. On ne peut pas juste tenir compte de la vie privée et pas de l’autre côté de la médaille, [qui est] qu’est-ce que l’utilisatio­n des données peut faire pour sauver des vies ou améliorer la santé des gens ? » L’applicatio­n de recherche de contacts développée par Mila n’avait pas été retenue par le gouverneme­nt fédéral.

Le Parti québécois attend d’entendre tous les témoignage­s des experts convoqués en commission parlementa­ire avant de juger le bien-fondé d’une telle applicatio­n. « Il faut laisser la chance au coureur, dans le sens où c’est une technologi­e qui peut nous aider à additionne­r ce qu’on fait déjà et ce qui fonctionne bien », a fait valoir le député Martin Ouellet, qui s’inquiète toutefois de l’accessibil­ité des plus démunis à cette technologi­e, qui requiert un téléphone intelligen­t plutôt récent.

Une vingtaine d’intervenan­ts seront entendus durant cette commission parlementa­ire qui se terminera vendredi.

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