Pour en finir avec l’invisibilité
Choix calculé, sinon prévisible, en même temps que pionnier. Pionnier — dans le long cours sinueux de l’histoire — comme l’obtention pour les femmes du droit de vote aux États-Unis, il y aura justement cent ans le 26 août prochain. La dette de la démocratie américaine à l’égard des femmes est lourde, particulièrement à l’égard des Afro-Américaines. En choisissant Kamala Harris comme colistière, Joe Biden en liquide une partie. Ce n’est que justice.
Encore qu’en toute logique, il ne pouvait pas ne pas aller dans ce sens — le sens de l’histoire — tant l’évidence s’est vite imposée, dans la foulée du meurtre de George Floyd étouffé par le genou d’un policier en mai dernier à Minneapolis et face à un président Trump raciste et sexiste, que les circonstances commandaient qu’il fasse équipe avec une femme et qu’elle soit de couleur. Faire autrement aurait été tout à fait incompréhensible.
Le choix est calibré parce que Mme Harris est une progressiste modérée, une centriste qui, élue sénatrice de la Californie en 2016, fait partie de l’establishment démocrate. L’aile gauche du parti n’aurait pas fait ce choix, s’entend, qui lui reproche notamment son conservatisme en matière de réforme de la justice et de la police quand elle était procureure de la Californie au début des années 2010. Première femme de couleur à figurer sur un « ticket » présidentiel, Américaine bien née d’origine indienne et jamaïcaine, sa désignation n’en constitue pas moins, à 82 jours de la présidentielle du 3 novembre, un symbole fort, la promesse d’un nécessaire progrès. Aux côtés de Joe Biden, figure paternelle et consensuelle de 77 ans, la candidature de Kamala Harris, « jeune » politicienne de 55 ans qui a du bagou et de l’ambition, tient lieu d’appel aux armes contre une présidence régressive et ses suppôts évangéliques blancs représentés par le vice-président Mike Pence.
La vice-présidence en politique américaine constitue normalement une fonction plutôt secondaire. Ce sera moins vrai cette fois-ci, comme ce fut également moins vrai sous Barack Obama. Que M. Biden soit élu en novembre et il sera, de son propre aveu, un président de transition, vu son âge. Lire qu’il ne serait président que pour un seul mandat. Le geste est donc d’autant plus novateur qu’il laisse entrevoir la candidature de Mme Harris à la présidence en 2024. Ce qui n’est évidemment pas sans évoquer une continuité avec l’élection du ticket Obama/Biden en 2008 et 2016.
Le choix est « historique » quand on sait que, du milieu du XIXe siècle au début du XXe, des femmes noires luttant contre l’esclavage et la ségrégation ont également été des leaders du mouvement suffragiste. Et que leur lutte a été largement balayée sous le tapis par les leaders blanches du mouvement, une fois que le 19e amendement a été adopté, l’article constitutionnel entériné en 1920 sur le droit de vote des femmes. Dans sa série American Experience, PBS le relate dans l’excellent documentaire intitulé The Vote. Or, s’il est notoire que la mobilisation de la minorité afro-américaine est d’une importance cruciale pour la machine démocrate, ainsi qu’en fait foi la façon dont M. Biden a décroché l’investiture présidentielle de son parti, on ne dit pas assez que les femmes noires jouent dans cette affaire un rôle majeur. Et c’est ainsi que 94 % des Noires ont voté pour Hillary Clinton en 2016, pendant que 53 % des Blanches votaient pour M. Trump… La candidature de Mme Harris contribue en ce sens à sortir enfin toutes ces femmes noires de leur invisibilité. Comme le font du reste les Stacey Abraham, en Géorgie, ou encore la représentante Karen Kass…
Le parti espère que Mme Harris aidera M. Biden à mobiliser l’électorat noir dans le sud des États-Unis, bien entendu, mais aussi dans les États clés du Midwest — bien qu’à titre de candidate à l’investiture démocrate cet hiver, elle a peu réussi à s’attirer les appuis de cet électorat. Il espère aussi que son centrisme ralliera des républicains modérés et cette frange importante d’électrices que sont les « femmes blanches de banlieue ». En Mme Harris, on espère avoir trouvé la combinaison la plus utile, à défaut d’être parfaite. Face à Trump, l’establishment démocrate continue de viser le centre, mais il est tiré à gauche comme il ne l’a pas été depuis longtemps, ainsi qu’en témoigne la vague de femmes progressistes élues à la Chambre des représentants (et, donc, des représentantes) aux élections de mi-mandat en 2018. Cela ne cessera pas, puisqu’on calcule que des candidates se présenteront cette année en nombre record aux élections (267, dont 130 Noires). Le tandem Biden/Harris, qui s’est présenté mercredi à la presse pour la première fois, aura intérêt à composer : les démocrates sont une coalition plus multiforme que jamais.