Manifester fonctionne
« Les temps le demandaient », dit-on. On parle bien sûr de la visibilité sans précédent du mouvement Black Lives Matter et de la mobilisation qui ne semble jamais complètement s’essouffler dans les grandes villes américaines malgré la pandémie. En avril, 200 femmes afro-américaines avaient demandé que la colistière de Joe Biden soit non seulement une femme, mais une femme noire, spécifiquement. Lundi, 100 hommes afro-américains célèbres leur emboîtaient le pas.
Biden avait besoin d’une candidate à la vice-présidence qui allait inciter les Américains non pas seulement à voter contre Trump, mais à voter pour les démocrates. Et d’une personne plus jeune qui allait compenser son image d’homme vieillissant peu énergique. Mais c’est la mobilisation populaire qui a forcé l’establishment démocrate à arrêter son choix précisément sur la sénatrice californienne Kamala Harris. Il a fallu la révolte et la crise pour qu’une femme racisée — noire et sud-asiatique — soit jugée assez compétente et intéressante pour être choisie par l’un des deux grands partis comme candidate à la vice-présidence, pour la première fois de l’histoire des États-Unis.
Visiblement, manifester fonctionne. Les conditions normales de la vie politique américaine n’auraient pas mené à ce résultat. Lorsque « les temps » exigent un changement, le pouvoir n’a d’autre choix que de réagir et de se réajuster pour se maintenir en place. Cela vaut d’ailleurs à bien des égards pour Kamala Harris elle-même, qui ne s’est pas exactement bâti au fil de sa carrière une réputation de révolutionnaire.
Comme procureure générale de la Californie, elle n’a que très rarement porté des accusations criminelles contre des policiers ayant tué des civils. Elle a porté en appel un jugement californien qui déclarait la peine de mort inconstitutionnelle. Elle s’est opposée à la décriminalisation du cannabis, alors que les lois en place combinées au profilage racial ordinaire contribuaient grandement à l’incarcération massive des Noirs et des Latinos de son État. Et elle est intervenue dans plusieurs dossiers pour demander des peines plus sévères pour des accusés issus de ces mêmes communautés.
Nous n’avons pas ici affaire à un alignement naturel avec le mouvement Black Lives Matter ou avec les revendications largement portées par une nouvelle génération d’activistes du flanc gauche du Parti démocrate. Ce bagage professionnel a largement contribué à plomber la campagne à la présidence de Harris l’an dernier. Bien des électeurs potentiels doutaient que son ascension personnelle allait contribuer à l’avancement des conditions de vie de tous les Afro-Américains, au-delà des enjeux symboliques de représentation. Les jeunes féministes avaient aussi boudé Hillary Clinton en 2016 sensiblement pour les mêmes raisons.
Pourtant, lors de la course à l’investiture démocrate, elle a mis en avant un projet de réforme de justice criminelle mieux aligné avec les fameux temps. Elle a parlé de légalisation du cannabis, de réforme des standards policiers sur l’utilisation de la violence, de lutter contre l’incarcération des mineurs et de promouvoir des programmes sociaux qui s’attaqueraient aux causes mêmes de la criminalité. C’est même, tente-t-elle d’expliquer, précisément parce qu’elle a déjà été procureure générale qu’il faudrait lui confier la responsabilité d’une telle réforme. C’est qu’elle connaît le système de l’intérieur.
Tout comme pour Clinton, on a affaire ici à une politicienne qui se définit d’abord comme « pragmatique ». Le pragmatisme est ici entendu comme le goût de travailler au sein même des structures, dans le cadre de ce qui fait partie de l’horizon des possibles, c’est-à-dire du pas trop coûteux politiquement. Au fil de la longue carrière de Kamala Harris, l’horizon des possibles « pas trop coûteux » s’est grandement élargi, surtout grâce au travail acharné de militants qui continueront d’être dépeints par l’establishment centriste comme dépourvus de sens pratique et stratégique, et trop polarisants pour être des candidats sérieux. La plateforme politique des personnes éligibles évolue en conséquence.
Si le duo Biden-Harris arrive au pouvoir et implante vraiment des politiques publiques qui répondent aux besoins de « notre temps », ce ne sera pas malgré la gauche « radicale », mais en bonne partie grâce à elle. C’est qu’elle sera allée aux urnes en novembre et que son poids dans le parti l’aura rendue impossible à ignorer au Congrès.
La conclusion ne s’applique d’ailleurs pas seulement aux États-Unis. Si les mesures d’aide économique d’urgence déployées depuis mars par le gouvernement fédéral répondent aux besoins d’un si grand nombre de Canadiens, c’est notamment parce qu’on a affaire à un gouvernement minoritaire qui a dû négocier l’appui du NPD pour aller de l’avant avec plusieurs programmes. Et si les progressistes « pragmatiques » actuellement en place à l’Hôtel de Ville de Montréal se décident enfin un jour à répondre sérieusement aux critiques des communautés racisées et marginalisées envers le SPVM, ce sera parce que l’on aura calculé que le coût électoral des mesurettes molles est devenu plus grand que celui de déplaire à la génération montante.
Partout, manifester finit toujours, tôt ou tard, avec le nombre, par fonctionner.
C’est la mobilisation populaire qui a forcé l’establishment démocrate à arrêter son choix précisément sur la sénatrice californienne Kamala Harris