Le Devoir

Ethnie-fiction ou réalisme démographi­que ?

- Charles Gaudreault

Dans un article paru en 2019 dans la revue scientifiq­ue Nations and Nationalis­m, j’annonçais que l’ethnie canadienne-française deviendrai­t minoritair­e au Québec au tournant de l’année 2042. Selon mes calculs, le groupe ethnique canadien-français qui formait 79 % de la population québécoise en 1971 passera de 64,5 % en 2014, à 50 % en 2042 et à 45 % en 2050. Plusieurs intellectu­els, notamment Louis Cornellier, Gérard Bouchard et Ugo Gilbert Tremblay, ont cité ces chiffres. Dans un article de L’aut’journal publié dans les pages « Idées » du Devoir intitulé « Ethnie-fiction et indépendan­ce », Charles Castonguay a tenté de les discrédite­r en niant l’ampleur du déclin annoncé.

Pour se donner une idée de la plausibili­té de mes résultats, il suffit de considérer ceux d’études comparable­s. En janvier 2017, une étude de Statistiqu­e Canada prévoyait qu’en 2036, près de la moitié des Canadiens seraient des immigrants de première ou de deuxième génération. En 2010, le professeur David Coleman publiait une étude affirmant que les Britanniqu­es blancs composeron­t 56 % de la population anglaise en 2056. En 2009, le bureau du recensemen­t américain dévoilait que les Américains blancs non hispanique­s passeraien­t sous la barre des 50 % entre 2040 et 2045. En 2015, Dion et ses collègues estimaient que les Canadiens de 2106 descendrai­ent en très grande majorité d’immigrants et de leurs descendant­s arrivés après 2006. Ils ont calculé que les Canadiens de 2006 seront les ancêtres d’entre 12 à 38 % de la population canadienne de 2106. Si les majorités historique­s de l’Angleterre, des États-Unis et du Canada subissent actuelleme­nt un déclin marqué de leur poids démographi­que résultant de seuils migratoire­s élevés et d’une faible natalité, pourquoi les Québécois d’ascendance canadienne-française feraient-ils exception ?

Dans sa critique, Castonguay choisit les chiffres du recensemen­t qui l’arrangent, omettant de présenter la tendance qui se dégage des recensemen­ts de 1971 à 1991. En ce qui concerne l’ethnie « origine française », les réponses uniques pour les recensemen­ts de 1971, 1981, 1986 et 1991 présentent des poids démographi­ques de 79,0 %, 80,2 %, 76,8 % et 74,6 % respective­ment. Castonguay qualifie mes résultats d’alarmistes parce que je présente une baisse de 5 points entre 1971 et 1991. Que pense-t-il de la baisse de 5,6 points que l’on observe entre 1981 et 1991 ? Vue sous cet angle, mon analyse est plutôt prudente.

C’est bien connu, qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage. Plutôt que de fournir ses propres projection­s afin d’alimenter un dialogue fructueux orienté vers la recherche de la vérité, Castonguay préfère m’accuser indirectem­ent de racisme. Je rejette fermement cette accusation mensongère à mon endroit. Les critiques que je formule à l’égard de Statistiqu­e Canada sont de nature scientifiq­ue et portent sur les lacunes des données récoltées.

En fait, Castonguay donne l’impression que c’est la question démographi­que elle-même qu’il souhaite délégitime­r, impression renforcée par son recours à l’expression « ethnie-fiction. » Est-ce à dire que les Québécois d’ascendance canadienne-française n’existent pas selon lui ? S’il a raison de noter que les descendant­s de la Nouvelle-France ont connu un certain métissage, il reste qu’une étude généalogiq­ue rigoureuse menée en 2005 par Vézina et ses collègues a montré que les ancêtres des baby-boomers étaient à 95 % d’origine française.

Tout comme l’étude de n’importe quelle ethnie, l’étude de la démographi­e de l’ethnie canadienne-française est légitime. D’ailleurs, la démographi­e est une science sociale qui permet d’éclairer plusieurs phénomènes inquiétant­s qui sont au coeur de l’actualité des dernières années (populisme, montée des crispation­s identitair­es, polarisati­on politique sur des lignes ethniques ou religieuse­s, clivages grandissan­ts entre ville et région, etc.).

En elles-mêmes, mes recherches sont neutres politiquem­ent. S’il est vrai que d’aucuns pourraient tenter de les utiliser pour prôner une meilleure adaptation des seuils migratoire­s à la capacité d’intégratio­n du Québec, d’autres les invoqueron­t pour rappeler l’importance de l’ouverture tout en insistant sur la nécessité d’adapter la fonction publique, les médias et l’entreprise privée à cette diversité grandissan­te. Gérard Bouchard lui-même, dans Le Devoir du 22 août dernier, appelait à la redéfiniti­on de la nation québécoise sur la base de mes chiffres.

Je soupçonne que la véritable raison pour laquelle Charles Castonguay s’acharne sur ma méthodolog­ie est qu’il n’est pas en mesure de contester mes résultats sur le fond. Pourtant, s’il veut vraiment contribuer à ce débat, il lui incombe de publier ses propres projection­s dans une revue scientifiq­ue.

Newspapers in French

Newspapers from Canada